Les londoniens se dépenaillent et sculptent leur pop anguleuse dans un rock abrasif qui n’est pas sans évoquer leurs débuts, il y a déjà trente ans. Et affichent au passage une énergie renouvelée, doublée d’une santé qualitative qui ferait rêver la plupart de leurs contemporains.
Suede, c’est quoi, au juste ? Bon, le premier mariole qui me sort « un pays scandinave », je le mets en PLS avec un best of de Mireille Mathieu en fond sonore. On parle du groupe, là. Celui auquel plus on colle des étiquettes, moins on a l’impression qu’elles ont de sens. Rock alternatif ? Ça ne veut rien dire, le terme lui même traduit un échec de définition. Glam rock ? On en a souvent causé, en raison d’ombres Bowiesques rôdant dans les coins des mélodies de la clique londonienne. Or, en passant le rapprochement au microscope, on trouve davantage de points communs avec Heroes (face A) ou Scary Monsters qu’avec Aladdin Sane, Ziggy et autres clebs diamantés. Du style, du goût, de la classe, mais peu de paillettes et point de platform boots. La jolie bouille androgyne de Brett Anderson avait probablement attisé la nostalgie des fans de T.Rex et Bryan Ferry, mais même à l’époque, Placebo ou Marilyn Manson poussaient ce bouchon-là un peu plus loin. Le terme britpop, grand parapluie finalement très vague, avait régulièrement été déployé, mais Suede semblait aussi lui échapper. Plus mélodiquement pointu que Pulp mais bien moins psalmodique qu’Oasis, le quatuor (depuis augmenté en quintette) couronné « meilleur nouveau groupe anglais » par Melody Maker en 1992 se distinguait aussi par une certaine allure littéraire (en agaçant certains pour mieux en conquérir d’autres) ainsi que par son esthétique rock anti-machiste dans la droite lignée des Smiths. Pourtant, malgré cette évidente intention d’éviter les écueils du binaire branché, la trajectoire du groupe s’était vite trouvée bornée de marqueurs dignes d’un biopic rock pour Hollywood. Premier album retentissant, tensions croissantes entre le chanteur et le guitariste, défection de ce dernier, tournées marathons, musiciens sur les rotules, label qui met la clé sous la porte, premier bégaiement commercial (A New Morning, en 2002) et enfin séparation… suivie d’une reformation en 2010, ayant engendré trois albums de belle facture (Bloodsports et Night Thoughts demeurent hautement recommandables). Et un quatrième, donc, qui est notre sujet du jour. Annoncé par le groupe comme un détour punk dépouillé, Autofiction envisageait de ramener l’auditeur dans le garage à amplis. Scalpel, s’il vous plaît.
Arpèges salis, charleston métronomique, marmonnement british et c’est parti. She Still Leads Me On entame les hostilités avec cette rigueur à l’anglaise que Morrissey défend encore régulièrement sur scène (les inflexions d’Anderson chantant « I’m still a young boyyy » ne sont d’ailleurs pas si éloignées de celles du grincheux de Davyhulme). Le refrain est une véritable traîtrise générationnelle, permettant à ce cher Brett de prouver que, non, le temps ne lui a pas encore écorné le falsetto. Peut-être est-ce dû au fait que le nouvel album de The Cult arrive bientôt et que ma hype turgescente commence à déborder un peu partout, mais le riff d’intro de Personality Disorder me fait l’effet d’un clin d’œil à Billy Duffy. Sous-tendu par une basse futée et une batterie martiale, c’est sans doute le truc le plus anglais qu’il m’ait été donné d’observer cette semaine. Les funérailles royales ne comptent pas, ce serait un peu facile. 15 Again lâche du lest sur ses couplets pour tout faire atterrir sur les refrains. Les guitares sont un vrai régal de pop barbelée, semant de savoureux petit larsens dans les brèches des synthés, et faisant de la chanson un single idéal pour ce nouveau projet. The Only Way I Can Love You est peut-être la plus Suedesque des compositions en présence, tissant de grosses mailles pop dans des guitares toujours méticuleuses sans jamais être envahissantes. Si votre ressenti sur le groupe est encore indécis à ce stade, ce titre ne fera rien pour vous convaincre. Si par contre, vous êtes curieux de savoir si Suede peut encore sonner comme à leur grande époque, il fournit une réponse plutôt affirmative.
Pour le coup, That Boy on the Stage tend vers le glam, le vrai, celui d’Aladdin Sane et des débuts de Roxy Music, avec un shuffle lascif guidé à la grosse caisse et un refrain dont le falsetto aguicheur donne immédiatement envie d’onduler des membres inférieurs. Drive Myself Home est l’une de ces fameuses révérences et références à Bowie auxquelles Suede ont habitué même leur clientèle la moins fidèle. Le nappage de synthés et de piano se révèle moins stérile qu’on aurait pu le craindre avec les premières mesures, et l’arrivée de cordes langoureuses apporte un romantisme à l’ancienne qui tranche efficacement avec le ciment plus électrique des autres titres. Black Ice enfonce la porte avec une ligne de basse charnue, une batterie musclée et des guitares grinçantes, indistinguables de ce que l’on trouvait sur les premiers travaux du groupe. Anderson semble d’ailleurs l’avoir senti, mettant à profit ce solide filet de sécurité pour complexifier les enluminures de son phrasé. Quand bien même le gonze n’est pas Freddie Mercury, son maniérisme est percutant, et surplombe confortablement le groove anguleux des instruments. Shadow Self carbure presque uniquement à l’énergie, celle de guitares empilées avec soin, d’une ligne de basse sexy et de refrains impérieux taillés pour les mouvements de foule. Et ça marche. It’s Always the Quiet Ones est un autre bel investissement pour la scène, avec son intro en arpèges ténébreux qui chauffent la place pour l’une des mélodies les plus efficaces de ce nouvel album. What Am I Without You explose bien plus vite que son premier complet méditatif ne l’aurait fait escompter. Ce qui s’annonçait comme un premier moment d’ennui potentiel devient immédiatement l’un des refrains les plus entêtants du projet, où le dosage entre guitares, synthétiseurs et cordes trouve un point de stabilité. Avec Turn Off Your Brain and Yell, on constate que Suede a gardé un peu de bifteck au chaud pour le dessert. La chanson compte parmi ce que le groupe a produit de plus abrasif depuis ses débuts. Les guitares urticantes enveloppent une section rythmique au cordeau pour tailler une pop forte en gueule qui tape fort et vite. Brett Anderson chante sur la pointe de son larynx et le groupe retrouve le temps du titre cette urgence hymnique qui avait précipité son pavé dans la mare des nineties.
La fin de l’album arrive avant même qu’on ait eu le temps de se faire chier un seul instant. Et immédiatement, on se dit que Suede a très bien trouvé sa place dans une décennie qui aura vu un comparse comme Placebo s’enliser dans l’indécision. Tout n’est pas fondamentalement génial ou révolutionnaire sur Autofiction, mais rien n’y est jamais ennuyeux ou médiocre. A l’image de la pochette, tout sonne gris, cru, à fleur d’épiderme, sans atours… et plutôt sensuel. Suede n’était pas le premier groupe que l’on se serait attendu à croiser sur le terrain accidenté du post-punk sous tension, mais la rencontre n’en est que plus agréable. Un peu comme si, au détour d’un bar malfamé, nous trouvant aux prises avec des hooligans désireux de resquiller notre goûter, notre tonton prof d’arts plastiques, d’ordinaire réputé pour son naturel doux et poétique, avait surgi de nulle part pour mettre en déroute les malandrins. Sur le chemin du retour, on le regarde d’un œil nouveau, surpris, souriant, un peu abasourdi et franchement fier.
Mattias Frances