En 2022, Manset est toujours le même, toujours aussi lointain, toujours obsédé par un monde exotique et intemporel devenu inatteignable. Pourtant, Le crabe aux pinces d’homme contient, évidemment, des instants sidérants de beauté, dont il ne faut, à aucun prix, se priver.
Dans un pays pour les 7 à 77 ans…
« Dans un pays de pain d’épices, une jeune fille allait de son pas de délice… ». Ce rythme chaloupé, cette voix étrange qui n’a presque pas changé depuis le Voyage en Solitaire, cette imagerie exotique, ce bestiaire qui toujours s’enrichit de nouveaux animaux marins ou de nouveaux fauves… C’est Manset, comme on l’a toujours aimé, c’est Manset qui nous revient, nous rappeler au milieu du chaos moderne la promesse d’un paradis terrestre : « Deux petits chimpanzés se poursuivaient dans les branches… l’un des deux a osé, sur la joue de l’autre poser la libellule d’un baiser… ».
Quatre ans se sont écoulés depuis la sortie de A Bord du Blossom, le volume précédent de la chronique du pays de Manset : « Mansetlandia » est l’étiquette sous laquelle Gérard Manset, le musicien le plus mystérieux et le plus ignoré de la musique française, publie ses nouveaux albums depuis quelques temps. On ne sait pas trop ce que ça signifie (même si, curieusement, un autre artiste qui nous est cher, Elliott Murphy, a lui aussi créé un territoire qui lui est propre, « Murphyland » !), mais de toute manière, rien ne saurait plus nous étonner depuis que ce véritable original fait de la musique, c’est-à-dire le tout début des années 70, soit plus de cinquante ans. De la musique, mais aussi de la photographie, de la littérature, et plein d’autres choses qui, de toute manière, n’atteignent qu’un public de plus en plus réduit. Et bien entendu, ce n’est pas Le Crabe aux Pinces d’Homme – malgré son titre malin, jeu de mot qui amusera tous les lecteurs de 7 à 77 ans, mais sera aussi compris par ceux qui ont beaucoup fréquenté d’atelier d’un autre crabe – qui changera quoi que ce soir à cet état de fait…
A Bord du Blossom avait marqué un retour bienvenu au style plus direct, presque Rock, des albums des années 80, mais souffrait d’une ambition mal contrôlée, un côté « fresque » mal fichue qui frustrait. Et puis il y avait certains textes auxquels on avait du mal à adhérer : quelque part, à près de 75 ans, Manset le poète paraissait parler comme un boomer, nostalgique d’un monde où l’exotisme faisait rêver les colonisateurs, où les femmes étaient belles, vierges, et à leur place. C’était sans doute un malentendu, mais il avait fait des dégâts en nous, et il nous avait empêcher d’adhérer totalement à l’album.
Un monde exotique et primitif…
Le Crabe aux Pinces d’Homme est toute autre chose, même si musicalement on reste dans la même veine musicale : une collection de 10 titres qui, gardant une part conséquence de références à un monde exotique et primitif qui est au cœur de l’univers de l’artiste, est indiscutablement plus proche de nous, au moins temporellement parlant. Et puis il y a même cette fois quelques morceaux faciles : la mélodie de Laissez-nous, qui, dans la discographie « difficile » de Manset, pourrait presque faire office de single, ou encore l’énergie de Marilou-marilou). Bien sûr, et ce sera un reproche que l’on aura fait toute sa carrière à Manset, en dépit de l’amour qu’on lui porte, le recours à des instrumentations et une production très « variétés françaises » dévalorise clairement des chansons qui, dans un autre contexte, auraient pu devenir des vrais classiques de notre musique, à égalité avec les meilleurs Bashung ou Gainsbourg.
https://youtu.be/7e10M6r-ysY
Autre problème majeur de cet album que l’on aimerait aimer sans réserve, une tendance à étendre les titres à une durée qui n’est pas raisonnable : Marilou-marilou commence bien mais peine à justifier ses 13 minutes, tandis que cinq autres morceaux frôlent ou dépassent les sept minutes. Même si cette « déraison » fait indiscutablement partie du charme de l’homme, il est impossible de ne pas penser, que, raccourcies, concentrées, ces chansons presque toutes superbes, auraient formé un disque de quarante minutes qui serait venu s’inscrire dans le Top 5 de la discographie de Manset.
Si près du cœur…
Faisons contre mauvaise fortune, bon cœur, et savourons ces nombreux moments de pure beauté, où l’élégance de textes « classiques » rencontre la vibration profonde d’une musique qui met sa mélancolie fondamentale au service de la peinture d’un monde meilleur, mais toujours lointain… qu’il soit passé, présent ou futur. Car chacun pourra avoir avec cet album un dialogue intime : la guerre menaçant la fête au village de l’Espérance n’est-elle pas celle de l’Ukraine ? La symbolique bestiale et les tourments psychanalytiques de Pantera ne constituent-ils pas une tentative audacieuse d’affronter un chaos œdipien qui est aussi le nôtre ? Et puis il y a une histoire d’amour, une chanson si près du cœur, qui n’aurait pas dépareillé sur le plus bel album de Manset, cet inoubliable Royaume de Siam (le vrai, celui de 1979).
Alors oui, cette musique souffre d’un effet troublant de distance entre Manset et nous, une distance qu’il semble désormais impossible de combler. Il témoigne aussi d’une étrangeté fondamentale, touchant même au kitsch, frôlant parfois le ridicule : le texte du dernier titre, la Fontaine de la Vérité d’amour, passe sans doute mal (des phrases comme « Céladon s’en allait par les sentiers moussus, dans les dédales abstraits du conte allégorique… », ça vous segmente forcément votre auditoire…). Il est si facile – en fait il a toujours été facile, même quand Manset n’avait pas trente ans – de rejeter, voire de moquer cette musique ; pourtant, ce serait aussi accepter de passer à côté d’une BEAUTE rare.
Eric Debarnot