Etonnante dernière parution chez Playlist Society, l’essai d’Erwan Desbois sur le créateur de jeux vidéo Hideo Kojima passionnera même ceux qui y sont réfractaires… Et soulève pas mal de questions sur ce que pourrait être une « vraie » critique de cet Art encore non reconnu comme tel.
On imagine qu’il y a dû avoir débat chez Playlist Society quand Erwan Desbois, déjà responsable d’un excellent essai sur l’œuvre des Sœurs Wachowski, est venu proposer l’écriture et la publication d’un livre sur Hideo Kojima, créateur mythique de jeux vidéo. Car honnêtement, le jeu vidéo mérite-t-il vraiment autant d’honneur ? (une question de boomer qui en est resté aux Space Invaders, devant lesquels il s’est découragé au bar du coin, avant de retourner faire un flipper – oui, je sais, une bonne partie de nos lecteurs n’ont jamais fait une partie de flipper dans un bar… !). Pire encore, tout le monde sait bien que la vaste majorité des joueurs n’ouvriront jamais de leur vie un bouquin, cet objetvieillot datant de Gutenberg et qui n’a clairement plus sa place dans un monde de multiverses interconnectés. Bref, si l’on peut écrire sur n’importe quoi, et même trouver des choses intelligentes à dire sur à peu près tout – et Erwan Desbois le prouve ici, avec brio -, il est clair que l’on ne lit plus sur n’importe quoi, avant d’ailleurs de ne plus lire du tout.
Bon, vous avez compris que ce bouquin est passionnant, même pour quelqu’un qui ne joue pas aux jeux vidéo, et que la question qui reste à poser est de savoir s’il se vendra… ce que nous souhaitons ardemment aux courageux éditeurs de Playlist Society. En fait, ce qui serait encore mieux, c’est que Desbois ait montré la voie, et que naisse une véritable critique analytique : on ne parle pas, bien sûr, de critiquer la qualité d’image, la jouabilité, les scénarios ou les paramètres techniques, car on imagine bien que les revues spécialisées font un superbe travail en la matière… On rêve plutôt d’une approche dans la ligne de la grande critique cinématographique : si le jeu vidéo est une version interactive du cinéma, donc une extension potentiellement supérieure du 7ème Art, ce que tend à prouver la lecture de Hideo Kojima, aux Frontières du Jeu, alors il est – ou est au minimum en train de devenir – lui aussi un Art à part entière… Et non pas simplement un divertissement de masse s’appuyant sur les derniers développements technologiques : bon, les plus cyniques me rétorqueront que le cinéma a arrêté d’être un Art à la fin du siècle dernier et est justement devenu un divertissement de masse s’appuyant sur les derniers développements technologiques… Et du coup, le jeu vidéo mérite d’avoir ses penseurs, ses modes d’analyses, et sa mise en perspective non seulement par rapport au développement social et technologique de l’humanité, mais à son évolution artistique.
Bon, alors, Kojima ? En lisant le livre de Desbois, on l’imagine très bien en cinéaste frustré plutôt qu’en créateur de video games, qu’il utilise finalement comme pis-aller. D’ailleurs, vers la fin, Desbois compare directement Kojima à Orson Welles, et on se dit à ce moment là que, ce qui manque encore à cet ouvrage, c’est de traiter les rapports de Kojima avec ses « producteurs », ainsi qu’avec son « public », et donc également d’essayer de comprendre ce qui s’est passé dans sa tête, dans son ego, au fil des années et de son accession au succès. Cela compléterait parfaitement l’analyse détaillée à laquelle se livre Desbois sur son œuvre, jeu par jeu, et qui, on l’a dit, est méthodologiquement très proche de celle qu’un critique de cinéma utilise pour parler d’un réalisateur… Sans même mentionner les références aux grands cinéastes, comme Carpenter ou Romero, ayant influencé Kojima, qui proclame d’ailleurs « Mon corps est composé à 70% de films »…
Eric Debarnot