La réédition de cet excellent album immédiatement tombé dans l’oubli est une occasion rêvée d’essayer de faire prendre un peu de lumière à l’un des secrets les mieux gardés du rock eighties. Une descente dans la trappe de la postérité, aussi tardive que nécessaire.
Avouez-le, elle vous fait peur, cette pochette. Mais si, je le vois sur votre visage. Ça se sent tellement que ça pourrait avoir une odeur. Celle de la peur, du dégoût et d’un irrépressible besoin de localiser l’issue de secours la plus proche. Pourtant j’essaie vraiment d’être sympa. De vous mettre à l’aise. Oui, je sais, papa et maman vous ont appris qu’on ne parle pas aux étrangers, surtout quand ils ont des tignasses à jouer dans Bon Jovi. Je respecte ça. Quitte à avoir des parents, autant les écouter et être en bon termes avec eux. Qui sait, ça peut être l’occasion de vérifier qu’ils ne racontent pas que des craques. Bref, vous avez totalement raison. Ou plutôt non. En l’occurrence vous avez tort d’être aussi méfiants, mais ça part d’un sentiment louable. Allez, regardez-la en face, cette photo. Toute une époque. Ce mobilier chiné chez Bryan Ferry, ces crinières de rockeurs romantiques entre Skid Row et Duran Duran. Il y a même du poil de léopard dans un coin, comme l’annonce d’un désastre hard rock prêt à envahir le cadre pour tout avaler dans un horrible nuage de laque pour cheveux. Et pourtant. Asseyez-vous, prenez un verre et une baballe anti-stress. Laissez-moi vous parler de Lions & Ghosts.
En dépit de ce que son nom pourrait indiquer, ce quatuor californien n’a eu ni le luxe de régner sur la brousse, ni la chance consolatrice de hanter les annales à petit feu. Ni adulés, ni cultes, il demeure l’un des jalons les moins visibles d’une lignée de groupes US à qui leur singularité a valu un accueil incompréhensif et fort dommageable. Sparks pourront témoigner. Sans avoir leur don pour la dérision grinçante, Lions & Ghosts partagent avec les frères Mael le vœu d’une sophistication à contre-courant des tendances de leur époque. Une donnée qui, 35 ans après avoir torpillé la carrière du groupe, en fait finalement une précieuse pépite à extraire d’urgence des cendres d’une période au goût… Bigarré, dirons-nous. Bariolées, les années 80 l’étaient certainement, mais pas au point d’intégrer un groupe refusant de se positionner dans la lutte entre le rock écrit de R.E.M. et le rock looké de Mötley Crüe. Notre époque actuelle permet pourtant à l’auditeur féru de binaire de s’enjailler avec les deux sur une même playlist. Bonnet blanc et blanc bonnet, donc ? Que nenni. Déjà parce qu’on aurait eu du mal à faire enfiler un bonnet à Nikki Sixx en 1987 (trop d’héroïne, trop de cheveux), mais aussi parce que l’industrie de l’époque a rarement hésité à maronner des groupes au milieu de ce qui faisait alors figure de no man’s land artistique. Et c’est justement là que ça coince, puisque Lions & Ghosts avaient décidé d’y poser leurs bagages et d’y rester jusqu’à faire pousser un truc enthousiasmant. Voyez-vous, ce que je viens de vous résumer très grossièrement n’est pas mon ressenti personnel mais celui de Rick Parker, chanteur de la bande détaillant sa pensée au LA Times en octobre 1987.
L’écoute de ce premier album suffit à prouver que Lions & Ghosts s’inscrivaient avec une réelle prestance dans ce courant de groupes alternatifs avant l’heure, propulsés par les programmateurs radios des campus outre-Atlantique. Avec toutefois un ingrédient singulier : leur délicatesse. A l’heure où les Replacements trustaient les ondes FM en vénérant les Heartbreakers de Johnny Thunders, Lions & Ghosts honoraient ceux de Tom Petty. Au cœur d’une décennie de rock décomplexé, le groupe conservait deux avantages de taille. Premièrement, des guitares de bon goût. Pas d’éboulis pentatoniques post-Aerosmith (pour ceux que Guns N’ Roses exaspère), ni de tapping pyrotechnique avec dive bombing final (pour les allergiques aux disques de David Lee Roth). La six-cordes de Michael Lockwood évoque davantage Billy Duffy, Johnny Marr, les Pretenders ou encore Suede quelques années plus tard. Style, finesse et pertinence. Deuxième atout, les ballades sont de chouettes chansons, un soulagement à une époque où les groupes avaient la main lourde sur la guimauve. Exemple personnel : Bryan Adams a beau m’enthousiasmer avec Run To You, il me laisse complètement sur la touche avec (Everything I Do) I Do It For You. Si comme moi, vous jubilez quand Skid Row liquéfie le bitume sur Slave to the Grind et déchantez dès l’intro de I Remember You, sachez que vous n’avez rien à craindre dans le cas présent.
Passion, le premier titre, est pourtant ambigu. Des accords simples, des chœurs proprets et une ligne de synthé désuète. Jolie chanson, mais rien qui ne dénote une intention claire. Tant mieux, puisque le premier virage en épingle a lieu dès le second morceau. Man In A Car combine des cordes Beatlesiennes (arrangées par l’immense Tony Visconti), des guitares à la Mick Ronson (on reste dans le sujet) et une mélodie vocale qu’on jurerait pensée pour Morrissey. Mary Goes Round pulse avec ardeur dans la veine Springsteeno-Bowiesque ayant valu un hit à Charlie Sexton deux ans auparavant. Le parallèle avec les Smiths se précise sur Stay, évoquant les moments calmes de The Queen is Dead avec une prose toutefois plus candide que celle du groupe de Manchester. Le cadrage épuré de Street Angel aurait mérité une place sur les ondes universitaires entre The Church et Gene Loves Jezebel. Nouveau virage en piqué, Girl on a Swing est une rêverie de cabaret sur fond de basse feutrée, de piano jazzy et de trompette bouchée. Un alliage que peu de groupes auraient eu l’audace de tenter en 1987, et que la partition de Twin Peaks icônisera quelques années plus tard. A l’autre bout du spectre sonore, les ruades punk de Love & Kisses From The Gutter ouvrent une brèche temporelle où l’on distingue fugacement à quoi aurait pu ressembler la musique de Billy Idol si l’ancien Gen X avait été moins flexible sur son intégrité. Si l’on fait abstraction des cordes, When The Moon Is Full pourrait figurer sur un album de Suede (même si leurs singles étaient souvent plus fédérateurs que ça). Contradiction est finalement ce que Lions & Ghosts proposent de plus proche du hair metal que leur look faisait redouter. Un gouffre qui permet de quantifier le ridicule de la méprise. Avec son pop rock dansant, ses guitares funky et ses synthés à la Prince, la chanson aurait pu figurer sur un disque de Chrissie Hynde ou Adam Ant. Hard rock ? Mon œil… C’est bon, vous êtes rassurés ? Difficile, cependant, de blâmer les comparaisons british invoquées par la presse de l’époque en entendant les arpèges lumineux de Wilton House. Les Stone Roses n’auraient pas fait mieux. One Theme est un final qui prend le temps de justifier sa longueur, culminant sur un grand fredonnement de stade à la Hey Jude.
Les bonus de cette édition deluxe valent surtout pour deux jolies faces B. Le rock encordé et tubesque de Beneath The Joke, ainsi que Be Yourself et son groove dansant très punchy. Les quatre mixages alternatifs de Contradiction (New York, Heavy, Dub, Pyscho, ce dernier étant le meilleur du lot) s’avèrent plus anecdotiques. Cependant, l’invisibilité persistante du disque après 35 ans suffit à rendre cette réédition vitale.
Le crime de Lions & Ghosts ? Peut-être tout simplement celui de son époque, où une coupe de cheveux pouvait suffire à créer une publicité mensongère, décevant ceux qui en tiraient des espoirs erronés tout en repoussant le public anti-spandex pourtant susceptible d’adhérer aux chansons. Ajoutez en prime cette candeur éloignée à la fois de l’ironie cinglante des Smiths et du feu chamanique de The Cult (deux groupes ayant tiré leur épingle de l’époque sans emboutir ses pires récifs et, spoiler, ils sont anglais) : vous obtenez un cocktail létal. Un aller simple pour les oubliettes de la conscience collective. Face au silence retentissant (ponctué de moqueries peignant le groupe comme un cendrier à nostalgie sixties) accueillant ce premier effort, Lions & Ghosts renouvelleront l’essai deux ans plus tard avec Wild Garden. Hydratant son vin, le groupe se recentrait alors sur un rock plus dépouillé. Plus proche des Replacements, en somme. Moins de sentimentalisme, moins de cordes et moins d’originalité, échouant encore à ébrécher le marbre de l’indifférence. L’éponge en sera jetée. Rick Parker tentera en 1992 un opus solo instantanément noyé dans le raz-de-marée grunge. Il montera un projet sous le nom de Sparkler pour un unique album également passé inaperçu en 1997. Ultime twist, ses retrouvailles récentes avec Michael Lockwood ont reformé Lions & Ghosts et permis un nouveau single. Intitulé Gurl, I Love You, le morceau sonne comme si Stone Temple Pilots avaient mangé Paul McCartney. On y retrouve un texte sentimentaliste et des cordes. À ce stade, qu’ont-ils à perdre ? La chanson comptabilise actuellement moins de 200 vues sur Youtube.
Mattias Frances