Ruben Östlund signe une satire excessive, parfois grotesque, toujours féroce, sur un capitalisme moribond se torpillant en beauté. Si on ne peut s’empêcher de rire face à ce spectacle oscillant entre cynisme et malaise, pour la subtilité, prière en revanche d’aller voir ailleurs.
Il y a comme une impression, tenace. Cette impression qu’à chaque nouveau film, et surtout depuis Snow therapy, et comme si le succès critique et public de celui-ci (sans parler de la Palme d’or de The square) lui avait donné des ailes, l’avait conforté à s’autoriser un regard sans pitié sur notre petit monde dégénéré et globalisé, qu’à chaque nouveau film donc, Ruben Östlund pousse les curseurs toujours plus loin. Plus loin dans la vacherie, le malaise et la cruauté (il faut voir, dans Sans filtre, cette scène terrible où il filme une femme presque nue agonisant, chavirant dans sa merde et son vomi). Plus loin dans le cynisme, la farce aussi se délectant d’une misanthropie XXL digne d’un Ulrich Seidl ou d’un Peter Greenaway des grands jours.
Si Östlund affichait un minimum de compassion pour ses anti-héros dans Snow therapy (ce mari veule et tête à claques) et The square (ce conservateur suffisant d’un musée d’art contemporain), ici c’est terminé. Plus personne n’échappe au (jeu de) massacre, ne trouvera grâce à ses yeux (d’où, sans doute, cet aspect un peu trop unilatéral dans ce nihilisme décomplexé) : ultra-riches qui méprisent et disposent, jouissent et se repaissent ; influenceurs/mannequins à la vacuité effarante perpétuant, de gré ou d’ignorance, la dictature de l’apparence ; petites mains d’un système capitaliste qui les exploite, mais promptes à user (et abuser) du même système quand l’occasion se présente. Tous égaux ? Et puis quoi encore ! Constat cinglant, « les pieds dans le plat », sur cette propension des différentes classes sociales à finalement se retrouver (se ressembler ?) dans la foultitude des travers et paradoxes humains dès que la crise, et qu’importe sa nature, fut venue.
En l’occurrence dans Sans filtre, une croisière de luxe qui, après tempête puis naufrage, vire au stage de survie sur une île déserte pour les quelques survivants ayant réchappé au dégobillage de tripes ou, plus concrètement, à la noyade. Östlund, en mode sale gosse goguenard, fait plus qu’observer : il prend plaisir à maltraiter ses personnages, à nous régaler de leur déchéance physique et morale renvoyant à celle d’un capitalisme se torpillant en beauté. La satire est excessive, parfois grotesque, toujours féroce, et pour la subtilité, prière d’aller voir ailleurs. C’est peu dire que le film a convoqué les extrêmes lors de sa présentation au festival de Cannes (et davantage parce qu’Östlund, pour la deuxième fois en deux films, a remporté la Palme d’or), engendrant, face à une telle manifestation de hargne et de mauvais goût, exécration totale ou engouement rieur.
Le spectre de La grande bouffe s’est même invité au débat (Sans filtre en reprend, à sa manière, certains thèmes, société de consommation, bourgeoisie dominante, et va jusqu’à rejouer la scène iconique des toilettes explosant en un geyser de matières fécales, le scandale et les crachats en moins) pour savoir si Östlund perpétuait là une sorte d’héritage de la bouffonnerie provoc, ou s’il était juste un petit malin sans l’acuité désabusée de Marco Ferreri ; sans véritable talent autre que celui de faire la leçon, et obnubilé seulement à décrocher la Palme d’or à chaque long-métrage qu’il réalise. De toute façon, et au diable les bisbilles critiques, le film est clairement plus probant (et surtout très drôle) quand il fuit la démonstration, évite l’exposé, le truc thèse-antithèse-synthèse du parfait élève qui veut qu’on l’adule, le genre fayot quoi.
Comme par exemple lors de la troisième partie, celle sur l’île, où l’on sent Östlund s’empêtrer dans son dispositif de mise à sac et d’inversion de l’ordre social triomphant en multipliant les « épreuves » chargées de sens (de qui ramènera à manger, de qui commande, de qui se prostitue, de qui doit tuer un âne…) pour dire les gouffres, les violences qui minent et pervertissent les rapports de classes et de genres (mais puisque tout a été dit avant dans les deux premières parties, cela suffisait bien). Et en ne sachant pas vraiment comment conclure sa gausserie, sinon par une espèce de pied de nez maladroit et un pseudo cliffhanger bien pratique lui permettant de s’exonérer d’une fin plus inspirée et plus habile qu’il n’a, manifestement, pas su négocier. Ou quand la sulfateuse finit par s’enrayer et ne plus crachouiller, à nos gueules hilares, que de l’eau de boudin.
Michaël Pigé