En mémoire de la mémoire, de Maria Stepanova : la nécessité de ne pas oublier

Maria Stepanova est une intellectuelle russe importante, dont les œuvres sont traduites dans le monde entier mais relativement peu en France. En mémoire de la mémoire, son dernier ouvrage, déjà traduit dans 28 langues, est maintenant disponible en français. Une œuvre magistrale, remarquable sur la nécessité (et la difficulté) de se souvenir. Le texte est difficile mais mérite qu’on s’y attarde.

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© Ekko von Schwichow

« Ma tante était morte, la sœur de papa, elle avant un peu plus de quatre-vingts ans. Nous n’étions pas proches… On ne se voyait pas souvent et rien d’intime ne s’était noué entre nous. » Elle n’a pas, comme Maria Stepanova l’écrit elle-même, de « souvenirs réels » de cette tante Galia. Mais elle a le matériel qui se trouve dans l’appartement qu’elle occupait, journaux intimes, carnets, photos ou autres documents. Maria Stepanova décide alors d’écrire un livre sur l’histoire de sa famille. Elle commencera, s’arrêtera, renoncera encore et encore – « l’histoire de ce livre se résume à une collection de renoncements ». Elle va « tourner autour de ce texte pendant plus de trente ans sans l’écrire ». Jusqu’au moment où, enfin, elle franchit le pas. Et de quelle manière !

en-memoire-de-la-memoire-couvAttention, En mémoire de la mémoire n’est pas un texte qui se lit au bord de la piscine ou dans le métro aux heures de point – heureusement, d’ailleurs : la richesse, l’ampleur, la profondeur de ce qu’a écrit Maria Stepanova seraient perdus, gâchés vraiment, si on abordait se livre en toute tranquillité, par hasard, sans s’attendre à quelque chose d’important. En mémoire de la mémoire est un livre exigeant : le style de l’autrice, dense, fait de phrases longues et complexe ; les thématiques abordées, la mémoire donc, et les questions que cela soulève ; la construction, non linéaire… tout cela demande une grande attention. Et comme chaque fois, l’effort est récompensé. En mémoire de la mémoire est un grand livre, pas un roman ou alors un roman qui prend une forme différente de celle qu’on peut lui connaître de manière habituelle, de ce qu’on peut attendre d’un roman. Maria Stepanova multiplie les formes littéraires. Poète, essayiste, romancière (russe) – différents styles dans lesquels elle excelle –, Maria Stepanova ne pouvait que produire un texte aussi foisonnant.

Maria Stepanova ne nous propose pas une histoire linéaire. Son texte part dans tous les sens – une qualité, un plaisir de lecture qui permet de se perdre avec délice dans tous les recoins qui sont explorés ici. Une histoire consacrée à des personnes ordinaires, de ces personnes pas « intéressantes » qu’aime Maria Stepanova, de personnes qui sont restées en dehors de l’Histoire comme elle le dit. Et pourtant, cette histoire va aussi au-delà de cette famille et fait des incursions dans l’Histoire. Cette histoire est une histoire russe – parce qu’elle s’inscrit dans l’histoire de son pays – et une histoire européenne, voire mondiale – parce que la Russie a été au centre, au cœur de l’Histoire depuis la fin du 19ème siècle (au moins). La famille de Maria Stepanova a souvent voyagé, en particulier en France… Cette histoire a aussi quelque chose de mythologique – au sens de Roland Barthes, présent ici – car Maria Stepanova aborde des sujets contemporains qui modifient nos existences de façons que l’on ne perçoit pas toujours très bien. Ses réflexions sur les selfies et la manière dont cela modifie notre rapport à la mémoire, donc au passé et donc à l’histoire sont d’une grande finesse. Parce que, au fond, et comme le titre l’indique bien : En mémoire de la mémoire est un livre sur la mémoire et notre façon actuellement d’oublier la mémoire. Et pour alimenter sa réflexion, Maria Stepanova va puiser dans la littérature – chez les auteurs qu’elle affectionne particulièrement, comme W. G. Sebald, Ossip Mandelstam, Susan Sontag et bien d’autres – pour ramener leurs réflexions pour étayer ses arguments, enrichir sa pensée. En mémoire de la mémoire est un voyage multi-dimensionnel.

Que Maria Stepanova ait voulu écrire sur la mémoire, hésité, attendu d’« être une meilleure fille », et que son texte paraisse au moment où il paraît n’est pas un hasard. Le 20ème siècle n’est-il pas un siècle où l’on a tout fait pour lutter contre la mémoire, contre le passé. Un drôle de rapport au passé s’est instauré, avec les selfies en particulier. Et puis il y a cette guerre, la situation de son pays à ce moment précis dont on ne peut pas faire abstraction quand on parle de cette autrice. Maria Stepanova fait partie de ces russes – en particulier intellectuels et intellectuelles – qui s’opposent à Vladimir Poutine, à la barbarie de la guerre en Ukraine. Elle vit en septembre 2022 en Allemagne et ne peut actuellement plus publier ses livres dans son pays est dit beaucoup. Mais il ne faut pas la lire pour cette raison. Il faut lire Maria Stepanova parce qu’elle est peu traduite en français – à part celui-ci, il n’y a que Le Corps revient. Contre le lyrisme et autres textes (2019).

Alain Marciano

En mémoire de la mémoire
Roman de Maria Stepanova
Traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard
Éditeur : Stock
620 pages – 26 euros
Parution : 09 septembre 2022