Opex : Adieu Arno

Le dernier album d’Arno, finalisé quelques semaines avant son décès, est aussi la première sortie posthume de sa discographie. On y retrouve une dernière fois son génie poétique irremplaçable, avec d’autant plus d’émotion qu’il ne s’agit pas cette fois d’un simple au revoir.

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© Danny Willems

« Je vais me marier avec le vent. Avec les nuages, je danse le French cancan. Hier, c’était le passé. Aujourd’hui, la vérité ». D’entrée, avec La Vérité, tout est dit. Le grand Charles Ernest a bel et bien quitté ce monde, celui qu’il nous faisait tant aimer, non sans avoir au préalable gravé un dernier tour de voix pour nos oreilles éplorées. La photo de pochette nous le montre de dos, déjà perdu au-delà de la mer du Nord ayant reçu ses cendres, tourné vers un ailleurs qui nous l’a finalement ravi en avril.

Arno-Opex02 Il y aurait tant à dire et si peu à la fois. Arno chante sans voile, sans tricherie, quitte à faire poindre l’imminence du départ, rendant encore plus poignante l’écoute de certains titres que l’on imagine enregistrés en fin de sessions. La voix de l’ostendais est parfois frêle, décharnée, l’ombre du matériau robuste d’autrefois, ce râle de poésie primale semblable aux aplats épais dans lesquels Rembrandt taillait des visages troubles et terriblement humains. I Can’t Dance et One Night With You sont tenues avec la fébrilité d’un homme qui se sait proche de la falaise. La première, une reprise inversée (I Can Dance devenant I Can’t Dance) de son ancien groupe Tjens Couter, prend une résonance bouleversante dans la bouche d’un corps qui s’éteint. La seconde est un blues sans fard pour exorciser le passé, une bonne fois pour toute. Le blues est d’ailleurs à l’honneur sur plusieurs titres, comme Mon Grand-Père, où le sépia nostalgique des souvenirs de jeunesse s’assombrit peu à peu de pressentiments déchirants, sur des arrangements qui ne font pas à l’auditeur l’injure de camoufler l’inéluctable. Court-Circuit Dans Mon Esprit, enregistré sur Santeboutique en 2019, est ici repris avec Sofiane Pamart aux touches bicolores. Un tour de magie piano-voix comme Arno les réussissait systématiquement, au point de nous avoir fait penser que ça pouvait être facile. Face à cette dernière leçon, on se rend compte de ce que l’on a perdu. Le texte prend une dimension supplémentaire qui fait très mal, avec ses « save me » en anglais, comme pour nous mettre un peu à distance d’une douleur désormais trop réelle, que « les jolies chansons ne peuvent tuer».

Comme pour équilibrer ce futur devenu notre passé de fans, Boulettes revient aux obsessions les plus terrestres (petit louis, main gauche, larmes et teuf) et Honnête titube avec une bonhommie dont le secret a probablement suivi Arno hors de notre monde. Encore une humeur, un humour, une couleur et un regard que nous ne retrouverons plus ailleurs. On sourit en l’entendant réaliser son rêve de duo avec Mireille Mathieu sur La Paloma Adieu, tout en songeant avec tristesse qu’il n’aura jamais entendu le résultat fini. La « coiffure de bite » apprenait la disparition de son fan atypique en sortant de la cabine d’enregistrement. Il pleuvait des cordes. I’m Not Gonna Whistle, avec son titre comme une ultime et farouche facétie, termine par un quasi-refus de chanter. Sur une musique signée par son fils Félix, l’harmonica d’Arno répond au saxophone de Peter, son propre frère. Il est difficile de retenir son émotion. Et fatalement, comme pour conjurer un sort déjà jeté, on revient encore et toujours à Take Me Back. Avec ses arpèges séraphiques et son piano lunaire, la chanson prouve bien que le trouble-fête ostendais n’a jamais rien eu à envier à Nick Cave, puisqu’il était tout simplement… Arno. Assurément l’un des plus grands titres de l’album, et probablement de toute sa carrière. Le texte est d’une beauté cataclysmique. « Tous les hommes sont des enfants quand ils pleurent ». C’est si vrai.

 

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© Danny Willems

Opex est un album qui s’applique à n’utiliser le passé que pour mieux s’en dégager en vivant le moment présent. On évitera donc de revenir trop pesamment sur la carrière illustre de celui qui a toujours su être un personnage à nul autre pareil, et dont l’aura si particulière avait le don de faire ricocher toute tentative de comparaison. Artiste toujours radical, volontiers provocateur sans jamais être clivant, Arno n’était rien de moins qu’un exemple d’humanisme ultime. Un poète fripon, au second degré parti si loin qu’il en redevenait un premier degré avec double dose de charme. Un joyeux drille dionysiaque qu’on avait instantanément envie d’aimer avec ferveur, toujours là pour nous entraîner dans son grand bazar, cette incroyable sarabande existentielle dont on émergeait chaque fois avec un peu plus d’amour, non seulement pour autrui, mais aussi pour nous-mêmes. Au sortir de cette dernière danse, chancelants et émus, on comprend à quel point il sera nécessaire de chérir ses enseignements pour continuer à les faire vivre, maintenant que le sage s’en est allé.

Merci Arno. Et adieu.

Mattias Frances

Arno – Opex
Label : Pias
Date de sortie : 30 septembre 2022