Magma, pilier de la scène prog et jazz française, reste, un demi-siècle après sa création, un groupe hors du commun : le fait qu’il traverse en ce moment une phase plus optimiste, plus lumineuse, est une raison de plus de ne pas le manquer sur scène.
Je me souviens… On est le mardi 10 mars 1976, et je suis rentré au concert de Magma à la Bourse du Travail de Lyon, grâce à la complicité d’une « femme de ménage » – comme on disait alors… – amie de la famille : lycéen, je n’ai pas les moyens d’acheter tous les billets des groupes que j’ai envie de voir sur scène. Sur ce concert que je n’oublierai jamais, j’écrirai à l’époque les choses suivantes : « Magma, ce n’est pas la musique la plus facile de notre époque, entre expérimentation, jazz rock et délires opératiques entonnés dans une langue imaginaire… Magma, c’est un truc venu d’une autre planète, voire même d’un monde parallèle d’où aurait surgi un jour Christian Vander, splendide illuminé, frôlant d’ailleurs le forcené, surtout derrière ses fûts (qu’il sait caresser toutefois avec toute la finesse d’un grand batteur de jazz…). Les morceaux les plus « chantés » sont pour moi les plus intéressants, avec des voix posées de manière assez spectaculaire (oui, il y a quelque chose de l’opéra dans certains morceaux) sur une rythmique toujours fluctuante : on est très loin des rythmes binaires du Rock, mais finalement pas si près que ça du jazz, en fait. Il y a également des passages vraiment puissants, quand la basse gronde et que les chants martiaux dans cette langue gutturale qu’est le kobaïen se conjuguent pour créer un lyrisme sombre, finalement très original… Qu’on aime ou qu’on n’aime pas, il est impossible de rester indifférent à la musique de Magma, et c’est sans doute cela qui importe, non ? »
Nous sommes le 8 octobre 2022, 46 ans et demi (17.013 jours exactement) se sont écoulés depuis la première fois où j’ai vu Magma sur scène, et je fais la queue devant la belle salle des Folies Bergères, en compagnie d’un public en général guère plus jeune que moi : beaucoup de fans de jazz, apparemment, mais surtout des quinquagénaires qui échangent des souvenirs des premières décennies du groupe, ainsi que des considérations sur les différents musiciens ayant brillé au sein du groupe au fil des années. Une ambiance amicale, complice, entre familiers d’un groupe d’exception.
20h30 : Les onze membres de Magma 2022 s’installent : en plus de Christian Vander, dont la batterie occupe logiquement le centre de la scène, on compte dix personnes, dont six aux voix – la musique de Magma frappe aujourd’hui comme une grande aventure vocale -, deux claviers, une guitare et une basse (tenue par Jimmy Top, fils du fameux Jannick Top qui occupa la même place voici près d’un demi-siècle !).
On peut regretter que le public parisien, peu ponctuel et indiscipliné, mette longtemps à s’installer alors que le groupe a débuté son set, avec une belle introduction qui lui sert d’échauffement : K.A 1, datant de 2004, est un long morceau plutôt prog, avec d’impressionnants passages vocaux, et avec ce talent dans l’emphase qui a toujours caractérisé le groupe. Une belle introduction, un peu gâchée par le brouhaha dans la salle, en particulier dans les balcons.
Stella nous annonce que le groupe va jouer l’intégralité du nouvel album, Kartëhl… ce qui ne réjouit sans doute pas tout le monde dans la salle. Ce premier set de la soirée sera donc dédié à une musique plus légère, avec de magnifiques parties vocales de Stella et d’Hervé (… mais également une étonnante intervention baroque, quasi extra-terrestre, du claviériste sur Wïï Mëlëhn Tü) : des colorations tropicales, voire bossa nova, loin de la noirceur historique du groupe. Quarante minutes d’un voyage lumineux des plus plaisants, mais sans doute décalé par rapport aux attentes des véritables fidèles du groupe, vêtus de noir, parsemés dans le public. Stella nous présente les compositions qui ont été jouées et qui sont pour certaines dues aux musiciens, et non seulement à Vander… avant 20 minutes d’entracte dont on se serait bien passé, qui vont faire retomber la pression.
21h35 : et on repart pour un second set, consacré à la suite Ëmëhntëhtt-Rê (mais ai-je reconnu à un moment un extrait de Mekanïk Destruktïw Kommandöh, ou bien est-ce mon imagination ?), plus en ligne avec la musique que l’on connaît de Magma. Le public des Folies Bergère apprécie nettement plus, et applaudit les passages virtuoses – témoignage de la culture jazz, sans doute ? Mais c’est quand la musique enfle, qu’elle devient lyrique en diable que les fidèles se lèvent et entrent en transe. On se dit alors qu’il est vraiment dommage que le concert soit en configuration assise : avec une fosse debout, cette seconde partie, parfaitement impérieuse, aurait pu littéralement décoller.
22h35 : Nous sommes gratifiés d’un superbe rappel, qui va marquer la soirée : d’abord un morceau enchanté, où les voix féminines sont prépondérantes, avant que Christian Vander se fasse remplacer à la batterie pour s’avancer sur scène et chanter lui-même, d’une voix parfaite en dépit des années qui ont passé, le magnifique – et très « simple », très dansant, Dëhnde.
Une conclusion enchanteresse d’un concert qui nous a rappelé que Magma, ce ne sont pas que les incantations « Zeuhl », mais aussi une belle célébration de la vie.
Photos et textes : Eric Debarnot