Encore une biographie de Morrissey, l’homme que tout le monde, ou presque, aime désormais haïr ? Oui, mais ce à quoi se livre en particulier ici Nicolas Sauvage, c’est à un travail inédit d’analyse de la carrière solo du Mancunien. Une lecture indispensable.
Une biographie de plus ? Le premier intérêt du travail de Nicolas Sauvage, c’est de s’adonner à une tâche ingrate : là où la majorité de la littérature sur le Mancunien concerne les années Smiths ou les débuts en solo, se coltiner aussi 28 ans de carrière post-Vauxhall and I durant lesquels aucun album solo de Morrissey n’a fait l’unanimité de ce qui lui reste de fans. Tenter de traiter les récentes polémiques liées aux déclarations et positionnements de Morrissey n’était pas non plus un défi des plus faciles. De tout cela Nicolas Sauvage, qui avait déjà écrit sur deux figures phares de la pop anglaise (Paul Weller, Damon Albarn), se tire avec les honneurs.
La grandeur est dans les détails.
Morrissey – L’Insoumis vaut d’abord parce qu’il en raconte autant sur son auteur que sur son sujet. Chaque page est marquée par un souci maniaque du détail. C’est le livre qui permet de savoir entre autres à quel moment Morrissey a subi une insulte homophobe (lors d’un concert des Smiths en soutien à la Grève des Mineurs contre Thatcher) et l’évolution des line up des musiciens ayant accompagné Morrissey en solo. Rien d’inédit : la forteresse Morrissey est beaucoup mieux cloisonnée qu’un grand parti politique français, et il ne se trouvera personne parmi ses proches pour faire de la fuite en off. Mais c’est ce recueil maniaque des informations et la manière de les assembler qui vont servir les lignes directrices du bouquin.
La peur du monde et 1977 comme un déclic.
Morrissey est d’abord dépeint comme un être se méfiant dès ses jeunes années du monde qui l’entoure. Aux yeux de Nicolas Sauvage, la médiatisation des Moors Murders (faits divers d’infanticide multiple ayant inspiré le morceau Suffer Little Children) durant son enfance aurait participé de cette méfiance. Une méfiance qui a sans doute influencé la posture misanthrope de Morrissey et sa future attitude défensive vis-à-vis de la presse anglaise. Mais l’intérêt du récit des années précédant les Smiths est également de rappeler les nombreuses mèches allumées par le punk. Morrissey était présent au mythique concert mancunien des Sex Pistols et c’est le punk qui décide l’introverti qui écrivait des lettres au NME pour promouvoir les New York Dolls à passer musicalement à l’action. De même, le rôle du disquaire Joe Moss pour mettre en contact Morrissey et Marr est-il séparable des synergies collectives engendrées par 1977 ?
« Controversy was always my middle name ».
L’autre élément déterminant mis en place très tôt par le récit est de briser l’idée colportée par une certaine presse anglaise selon laquelle Morrissey n’aurait jamais été controversé avant d’avoir évoqué le sujet de l’immigration. L’un des plus grands paroliers de langue anglaise est décrit comme ami de la controverse dès le temps des Smiths. Certains textes du premier album des Mancuniens seront par exemple accusés à tort d’apologie de la pédophilie tandis que les attaques contre la Dance Music d’un morceau comme Panic susciteront des accusations de racisme. Plus étonnant : le livre raconte que l’absence de mesure dans la perception critique de son œuvre persiste encore de l’autre côté de la Manche alors même qu’il n’est plus au centre du paysage musical. Telle incursion littéraire ratée va annuler un album encensé et un disque considéré comme raté suivant un réussi va susciter des oraisons funèbres artistiques. Mouvements de balanciers inexistants pour les carrière longues et irrégulières d’autres rockers (McCartney, Dylan…).
Un sillon creusé hors des modes…
… Ou une carrière en groupe et en solo remise en contexte. Les Smiths furent un coup de tonnerre dans le paysage musical britannique entre autres à cause d’une posture de groupe à guitares reprenant le flambeau de chroniqueur d’époque à Paul Weller à contre-courant de la tendance synthétique et tournée vers l’évasion du réel de la pop anglaise du début des années 1980. Strangeways here we come, album final des Smiths, doit lui à la volonté de Johnny Marr de sortir du carcan rock indépendant (désir à l’origine de son départ d’un vaisseau Smiths contrôlé par Morrissey). Plus tard Morrissey en solo se retrouvera en porte à faux avec la vague Madchester imprégnée de Rave Culture. Lorsqu’il est dans une posture de défense de l’identité britannique face a à une américanisation culturelle, il suscitera la controverse… alors qu’il arrivait avant la réhabilitation du Union Jack par la Britpop. Et c’est par accident que Your Arsenal se retrouve synchrone du néo-Glam de Suede. De même que You are the quarry se retrouvera aussi par accident en phase avec le retour de flamme du rock US du début des années 2000 (Strokes, White Stripes).
Mais des tentatives de réinvention.
Le sens du détail de Sauvage est aussi une arme utilisée pour démolir l’argument lancé dès Viva Hate par certains nostalgiques des Smiths d’un Morrissey radoteur. La minutie du travail de dissection de la production des albums et du travail des musiciens révèle un Morrissey cherchant à ne pas se répéter musicalement ou puisant des tentatives de renouveau chez ses collaborateurs. La contraste entre le style saturé de Viny Reilly (Viva Hate) et la ligne claire de Marr est ainsi mis en exergue. Issu d’un univers extérieur au rock, Gustavo Manzur ajoutera à World Peace is none of your business une coloration latino synchrone de la nouvelle popularité de Morrissey en Amérique du Sud. Sauvage ose aussi voir dans le virage synthétique de I am not a dog on a chain une manière de se connecter à un autre versant (New Order…) de la musique mancunienne. Ceci dit, Sauvage a le mérite de pointer à quel moment tel parti pris synthétique ou d’arrangement latino ne fonctionne pas, quels choix brisent la cohérence d’un album (les deux morceaux fleuve ouvrant et concluant Southpaw Grammar, pas raccords avec les velléités de contrepoint rock enragé à Vauxhall and I).
Déjà vu et louanges.
Alors bien sûr le livre rappelle des choses que l’on sait déjà : la nostalgie d’une certaine Angleterre plaçant Morrissey dans la lignée de Ray Davies, son talent du détail humoristique aux antipodes de la caricature d’un chanteur misérabiliste, son immense talent de parolier (la manière dont November spawned a monster évoque le handicap par exemple), ses références musicales et cinéphiles, le paradoxe mille fois vu de l’artiste typiquement anglais réussissant à conquérir le marché américain. De même que les points de vue sur l’œuvre seront forcément sujet à débat. Et dans le travail de la défense de la carrière solo de Morrissey il y a souvent un côté « les fans de Morrissey solo parlent aux fans des Smiths de la toute première heure pour qui aucun grand morceau solo ne vaudra jamais un morceau mineur composé par l’intouchable Johnny Marr au son de guitare incomparable ». Critique et public comparent désormais Morrissey à ses réussites en solo, plus aux Smiths. Mais un tel travail ne peut que rendre fier ceux qui ont soutenu Sauvage dans son entreprise : entre autres Christophe Basterra (rare défenseur de la pop indie anglaise à Rock and Folk au début des années 1990), Jérôme Soligny (spécialiste du Thin White Duke et compositeur de Duel au Soleil d’Etienne Daho) et Jean-Daniel Beauvallet (passeur hexagonal du rock indépendant éternellement associé à la bonne période des Inrocks).
Ordell Robbie