Un EP de plus pour Picastro, le groupe de Toronto. 5 titres d’une douceur « étincelante », d’une lenteur envoutante. La voix magique de Liz Hysen posée sur une musique d’une grande sobriété et d’une grande subtilité.
La pochette d’un des précédents albums de Picastro, You (2014), montrait un visage féminin (en l’occurrence celui de la chanteuse, guitariste et fondatrice du groupe, Liz Hysen) se reflétant dans un miroir brisé et dans lequel manquait un éclat. Le regard était tourné vers le haut, hésitant, comme cherchant ou attendant quelque chose. Une photo simple, mais magnétique, comme l’est la musique du groupe. Une photo qui ressemblait aussi parfaitement la musique de Picastro : une musique en miroir de l’âme (brisée ? Désaccordée) de Liz Hysen. Une une musique de la fêlure, au bord de la rupture, et aussi aussi une musique à laquelle manque quelque chose, en recherche d’elle-même. Que le groupe accueille régulièrement ou ait accueilli de nouveaux membres n’est pas un hasard, comme n’est pas non plus un hasard la tendance de Picastro à expérimenter – à titre d’exemple, deux morceaux viennent à l’esprit : She’s in a bad mood ou A trench, par exemple sur Exit, (2019), le dernier album du groupe.
I’ve never met a stranger illustre aussi, presque 10 ans après, à la perfection ce que la pochette de You suggérait. Les 5 morceaux de ce EP, 5 reprises que Liz Hysen s’approprie fantastiquement avec l’aide de nombreux collaborateurs sont des pépites. Une musique qui donne l’impression de devoir se rompre à tout instant et pour autant, parfaitement apaisée, calme, sereine.
Ce sentiment vient d’abord des voix, celle de Liz Hysen, évidemment. Sa voix est magique, à la limite de la dissonance – surtout sur le premier morceau Hangman (repris de Fire on Fire) –, vacille ; elle menace de se briser. Sur Hangman précisément, la musique aussi est à la limite de dérailler, comme un 33T passé en 45T. Les arpèges de guitare semblent aussi à la limite. Sur Pale Blue Eyes (merveilleusement repris et transformé du Velvet Underground, jouée avec Nick Storring, Karen Ng, Matt Dunn, et Marker Starling), la voix est plus assurée mais le piano semble désaccordé… La flamme d’une bougie poussée par un souffle léger, elle éclaire doucement mais semble devoir s’éteindre à tout instant. Cela confère aux morceaux de l’album une fragilité, une douceur, une lenteur, des hésitations qui les rendent attachants, précieux. À écouter en urgence, avant que tout ne s’arrête.
Pourtant il n’y a rien de triste ni même de mélancolique dans I’ve never met a stranger, en tout cas pas sur cet album. Attention, ne pas confondre douceur et mélancolie, lenteur et tristesse. Dans un lointain interview, Liz Hysen déclarait ne pas comprendre pourquoi leur musique pouvait être jugée effrayante et déprimante. Même si la musique de Picastro a toujours eu un côté un peu spectral, elle n’a jamais été noire. Automnale. Les 5 titres de I’ve never met a stranger n’ont effectivement rien de triste. Au contraire, certains morceaux sont carrément solaires – Tell Me White Horses (repris de The Silt, exécutée avec Luka Kuplowsky et Brandon Valdivia) et ses légères et vaporeuses guirlandes de guitare. Ou Pale Blue Eyes, qui malgré son début mi-figue mi-raisin – « Sometimes I feel so happy, sometimes I feel so sad » – est apaisé. Probablement que les percussions – peu ou pas de batterie, ou alors des fûts et cymbales à peine effleurées – aident aussi à produire ce résultat.
Sur ces derniers albums, et surtout sur le dernier (Exit), Picastro n’avait pas hésité à enrichir ses morceaux d’expérimentations sonores. Cela donnait des morceaux d’une grande inventivité, mais aussi riches, pleins. I’ve never met a stranger est bien plus sobre que ses prédécesseurs. La tendance à proposer une musique expérimentale est bien plus discrète. Sur les 3 premiers morceaux, cela se limite à quelques traits de guitare ici et là en arrière plan. La tendance vers plus de dissonance s’amorce avec Man’s Been Struck By Hands Unseen (repris de Richard Dawson, qui nous avait donné l’extraordinaire Henki en 2021, et jouée ici avec Tim Condon, Germaine Liu, Soren Brothers, et Mike Duffield) ; ce morceau à un côté Pink Floyd période Syd Barret. Mais c’est Chaos Hand (d’Elfin Saddle et toujours jouée avec les mêmes Condon, Liu, Brothers, et Duffield), le 5ème et dernier titre, qui renoue avec cette veine expérimentale. Liz Fra… pardon Hysen, prêtresse passée dans un registre incantatoire, est accompagnée par une musique répétitive et encore plus dissonante. Une prière.
Une fois l’album écouté, et réécouté, on se rend compte combien le groupe de Toronto – un « vieux » groupe fondé en 1998 – a atteint une forme de maturité et de sérénité. On reconnaît Picastro, sans la moindre hésitation, mais le groupe offre une musique bien plus sobre, plus retenue, plus maîtrisée mais qui produit au moins autant d’effets que sur les précédents albums.
Alain Marciano