Et si King Gizzard était désormais le groupe le plus important en activité sur la planète ? C’est une théorie qui se défend à l’écoute de leur nouvel opus, le premier de trois à paraître ce mois-ci.
Si on avait pu être inquiets après l’annonce par King Gizzard & The Lizard Wizzard de l’interruption de leur tournée de festivals européens à cause de l’état de santé de Stu MacKenzie, qui souffre du syndrome de Crohn, l’annonce voici quelques semaines que trois nouveaux albums seraient publiés au cours du mois d’octobre permet de penser que l’avenir du groupe – et la santé de Stu – ne sont pas en danger. Qui plus est, reflétant la créativité décidément sans limite du groupe australien, chaque projet est le résultat d’une approche différente, originale, et bien entendu, en dehors des méthodes habituelles de composition et d’écriture de la plupart des artistes. Et, inutile de créer un suspense malsain, quelques écoutes attentives de Ice, Death, Planets, Lungs, Mushrooms and Lava, le premier des trois disques, se révèlent un tel plaisir, qu’on est tenté de dire que le groupe plafonne désormais à niveau d’excellence difficilement accessible sur la planète Rock. Ice, Death, Planets, Lungs, Mushrooms and Lava pourrait bien rejoindre à terme – puisqu’il faut laisser le temps au temps quand on est face à des œuvres aussi complexes – Nonagon Infinity et Flying Microtonal Banana dans le Top 3 des meilleurs albums du groupe (… et il y a de la concurrence, parmi les 20 autres albums studio publiés en exactement 10 ans).
L’album que nous tenons entre nos mains fébriles est donc le résultat de longues sessions de jam du groupe (y compris avec des échanges d’instruments entre les musiciens, pour rajouter encore de la surprise !), avec pour chaque morceau deux règles prédéfinies : un tempo (un nombre de bpm) et un mode spécifique (ce qui pour les incultes comme nous permet de définir en particulier la tonalité et les enchaînements harmoniques) auxquels les musiciens se soumettront durant leur improvisation. A noter que les paroles elles-mêmes sont le résultat d’une écriture collective des musiciens, et qu’elles tournent largement autour de thèmes spirituels, parfois symboliques mais aussi scientifiques, relatifs à notre planète et à l’univers dans son ensemble, mais également au corps humain…
Mais ce qui frappe dès la première écoute, c’est qu’on a nullement affaire ici à d’interminables délires complaisants et informes : il y a là de vrais morceaux, certes longs – on en d’ailleurs l’habitude avec King Gizzard –, puisque le plus court, Lava, fait près de 7 minutes tandis que le plus long dépasse les 13, mais parfaitement structurés en dépit de leur liberté. De grandes chansons, avec des mélodies, des montées en puissance irrésistibles (voir le final fantastique de Lava, tout en intensité !), et même des thèmes aisément repérables : le travail effectué par Stu lui-même sur la matière brute enregistrée lors des sessions laisse pantois, et le côté épique de la plupart des morceaux, la virulence des guitares électriques qui interviennent toujours au moment parfait, mais également la grande variété des ambiances, tout cela garantit que nous ne ressentons aucune fatigue, aucun ennui.
Mycelium est une étonnante entrée en matière, sorte de calypso débonnaire et profondément réjouissant, qui pointe plus que jamais le fait que King Gizzard n’est jamais où on l’attend, et s’éloigne même de plus en plus des lieux communs du Rock, psyché ou non. C’est aussi une étonnante célébration d’une forme de vie filamenteuse souterraine à laquelle on prête ici un mode de communication supra humain…
Ice V est un long délire plus traditionnellement jazz, avec percussion frénétiques et vocaux exaltants : pour ceux que ça intéresserait, la Glace V (cinq) est la forme la plus complexe de la glace, que l’on trouverait sur Ganymede, la lune de Jupiter.
Les neuf minutes de Magma sont un pur ravissement, faisant s’entrechoquer une sorte de beat afro avec des guitares psyché qui, il est vrai, nous permettent de retrouver le King Gizzard que nous connaissons bien, avec des sonorités orientales : le tout forme un labyrinthe de pure jouissance musicale, sur ce morceau qui est une célébration du feu, roi tout-puissant dans certaines religions. Sur Lava, les bpms sont d’abord sérieusement ralentis, ce qui permet à une véritable mélodie éthérée de s’élever, avant qu’un déluge de guitare vienne nous apporter l’extase… et qu’une impressionnante conclusion chantée et tourbillonnante ne couronne cette autre réussite : « The serpent is death, the serpent is life, etc. » jusqu’à « … Death is life, the lava is life »… Wow !
Hell’s Itch est une longue pièce jazzy, swinguante et cool, avec un « feel good feeling » indéniable, contredisant totalement les paroles qui font référence aux douleurs liées aux… coups de soleil les plus graves. Si le morceau semble s’élever finalement vers une sorte de spiritualité supérieure, ce n’est ironiquement que sous l’effet du soulagement lorsque la brûlure s’apaise !
Iron Lung démarre dans une atmosphère bluesy / jazzy encore une fois décalée par rapport à un texte décrivant la gêne physique, puis la douleur, et enfin la torture mentale d’un patient enfermé dans un poumon d’acier : c’est quand une fantastique guitare met littéralement le feu au morceau que se matérialise réellement la souffrance.
Retour dans l’espace avec Gliese 710, une étoile qui devrait percuter notre soleil dans plus d’un milliard d’années, d’où une conclusion apocalyptique à l’album : « Boil the water, bury the dead / Destroy the planet, collapse the lungs / Disintegrate the mushroom, join the volcano / Be a cloud of gas upon the night sky » (Fait bouillir l’eau, enterre les morts / Détruit la planète, explose les poumons / Désintègre le champignon, rejoins le volcan / Soit un nuage de gaz sur le ciel nocturne). Un morceau très rock progressif avec un mélange de jazz, d’instruments à vent et de guitare déchainée…
Soit un immense voyage (un trip halluciné et hallucinant comme on disait au siècle dernier), dispensateur de formidables plaisirs musicaux : un album ambitieux, et pourtant jamais prétentieux comme le rock progressif a pu l’être à ses débuts, dans les années 70. Sans doute parce que les origines de garage rockers des musiciens de King Gizzard & The Lizard Wizard les protègent de ces errements…
Eric Debarnot