Plus d’un demi-siècle de Magma, et la créature folle de Christian Vander, mélangeant jazz et rock progressif, continue d’être pertinente… On peut même s’amuser à trouver des échos de bien d’autres musiques dans ce Kartëhl, un quinzième album ensoleillé ne montrant aucun signe de fatigue.
Cinquante-trois ans après sa formation, Magma sort son – seulement – quinzième album studio, Kartëhl. Pour qui ne l’a pas écoutée depuis longtemps, la musique de Christian Vander et sa bande sonne moins martiale qu’à ses débuts, tandis que le terme de « rock progressif » qu’on lui a longtemps appliqué est devenu impropre. Cette musique est aujourd’hui encore plus proche du jazz, avec cette fameuse influence « coltranienne » revendiquée, et les paroles sont toujours chantées en kobaïen, comme aux débuts du groupe. Quand il s’agit d’étiqueter, ou même simplement de qualifier la musique de son groupe, Vander est catégorique : « Inclassable ! De la musique classique “moderne”. Un subtil mélange de rock, de jazz, de musique classique (Stravinsky, Bartok, Orff), interprétée par des musiciens et des chanteur·euse·s de haut vol. ».
Pourtant, tout est différent, comme neuf dans cette musique qui ne respire aucune nostalgie, comme si, après tout ce temps, le groupe était toujours poussé impérieusement vers l’avant. Quand on pose la question à Stella Vander, qui chante dans Magma depuis 1990, année de reformation après une éclipse de sept ans, elle explique : « Ce qui est motivant, c’est l’idée de toujours se dépasser, donc de progresser, de se surprendre et de surprendre les autres. » D’ailleurs, si on lui demande s’il y a dans le groupe la moindre nostalgie des années 70, la réponse est sans appel : « Dans chaque période du groupe, il y a eu des moments extraordinaires. Et j’espère que ce sera toujours ainsi ! ».
Avec un line-up nouveau datant de 2020, quelque chose a définitivement changé par rapport aux albums précédents : Kartëhl a été co-composé, en profitant de l’arrêt forcé imposé par les confinements, par Christian Vander et les nouveaux membres du groupe. Et le résultat est une musique beaucoup moins « dark » que ce à quoi Magma nous avait habitué au fil des ans.
Dès Hakëhn Deïs (ne nous demandez pas ce que ça veut dire, nous ne parlons pas – encore – kobaïen), on a l’impression totalement inattendue de baigner dans une ambiance ensoleillée, gaie, certes très jazzy, mais aussi un peu tropicalo-latino, ce qui est quand même une belle surprise. On ne peut guère s’empêcher de souligner une convergence avec le travail que proposent King Gizzard and the Lizzard Wizzard sur certains titres de leur nouvel album, Ice, Death, Planets, Lungs, Mushrooms and Lava ! Ce qui est infiniment réjouissant, c’est que par une étonnante boucle temporelle, Magma se trouve en 2022 en phase avec les courants les plus avant-gardistes du Rock Psyché ! On gage que Monsieur Vander se fâcherait de cette comparaison, et qu’il nous rétorquerait que ses musiciens ont un niveau technique autrement supérieur à celui des Australiens. Certes, certes… Il y a chez Magma une maîtrise musicale qui l’éloigne des groupes de rock, même progressif, habituels. Mais depuis quand la virtuosité définit-elle la musique ?
Enfonçons le clou, même si nous allons revenir vers le passé : nous avons retrouvé dans Do Rïn Ïliüss, le second titre de Kartëhl, des échos du génial Lark’s Tongues In Aspic de King Crimson, ce qui place quand même Magma au niveau du plus grand groupe progressif de tous les temps.
Irena Balladina est quant à lui purement tropicaliste, tant il est sensuel et comme éclairé d’une douce lumière sud-américaine. Walömëdhnd Ëm est plus emphatique, plus en ligne avec ce que l’on sait de Magma, mais ses fortes consonnances free jazz mêlées à une guitare « frippienne » nous évoquent aussi, incorrigibles que nous sommes, les expérimentations de Van Der Graaf Generator sur Pawn Hearts.
On arrêtera là ce petit jeu finalement puéril consistant à rechercher des échos de la musique de Magma en 2022 dans notre mémoire : nous sommes conscients que, plus nous écouterons cet album à la fluidité formelle étonnante, plus nos références s’entremêleront, certaines perdant de la pertinente tandis que d’autres apparaîtront. Et puis, on ne visite pas Kartëhl comme un immense palais constitué de pièces immenses dont nous jugeons la beauté : il s’agit plutôt d’un labyrinthe de verdure, baigné le plus souvent par le soleil, dans lequel nous nous enfonçons de plus en plus, perdant notre sens de l’orientation.
Soulignons seulement que les vocaux masculins exotiques et baroques de Wïï Mëlëhn Tü, se mêlant aux chœurs féminins éthérés, permettent au morceau de paraître à la fois expérimental et ancré dans une sorte de tradition folklorique extra-terrestre fascinante. Et que Dëhnde, le dernier morceau (dont une première version, radicalement différente, datant de 1978 nous est offerte en bonus), est clairement le plus aisé d’accès : parce qu’il est chanté en anglais, parce qu’il est soul et swinguant, parce qu’il est doté d’une mélodie mémorisable. Parce que son final entraînant, sa montée en intensité lui confèrent un impact maximal sur l’auditeur. Parfaitement réjouissant, direct, évident, il montre aussi que Magma pourrait faire de la musique… euh commerciale sans rien abandonner de sa classe et de ses ambitions.
Une idée à creuser pour le seizième album ? Laissons la parole à Stella : « Je suis un peu médium, je laisse la musique venir à moi au lieu d’essayer de la faire. Et pour cela, j’ai confiance en l’avenir. » Nous aussi, Stella, nous aussi nous avons confiance en l’avenir de Magma.
Eric Debarnot