Quand un groupe évolue vers une musique électro de plus en plus riche et complexe, de plus en plus stratifiée, tout en restant capable de nous raconter des histoires, cela donne Abstract. Un nouvel album pour Kabuki Dream qui mélange les influences et les instruments. Un album où Aphex Twin peut rencontrer la guitare de David Gilmour et des nappes à la Vangelis. Un album généreux.
La musique de Kabuki dream – Jacopo Gabanini et Francesco Bartoli – raconte des histoires. Le précédent album du groupe, Pro.To.Con (Progress and Total Control, paru en 2019), était d’ailleurs entièrement basé sur une histoire de SF écrite par Gabiani. Même s’il n’y avait pas d’histoire spécifique autour duquel les albums suivants – les excellents Möbius World (2021) et Alice in Hardwareland (2020) – étaient construits, ils n’en restaient pas moins éminemment cinématiques et évocateurs. Abstract ne déroge pas à la lettre. Alors que Pro.To.Con évoquait un futur, trouble et glauque, où des mégalopoles sans humanité mais avec beaucoup de tours et d’autoroutes suspendues, Abstract survole plutôt des études glacées et des forêts couvertes de neiges (mais peuplées d’êtres étranges). Une musique à la limite entre L’incal (Moebius et Jodorowski) et Philip K. Dick et George Orwell. Un des titres d’Abstract, qui s’intitule de manière assez significative Giorgio MorOrwell… illustrant parfaitement la passion que les deux compères de Cesena vouent à la musique de Giorgio Moroder et à l’œuvre de George Orwell – un morceau sombre, « menaçant » aux dires du duo, aux sonorités graves et un rythme disco mais qui hésite à l’être totalement.
Ce morceau illustre non seulement bien certaines des inspirations des Kabuki dream mais aussi le type de musique qu’ils proposent. Alors que Pro.To.Con semblait être encore marqué par l’aventure de La banda dei sospiri, le groupe auquel Gabiani et Bartoli participaient, Abstract s’embarque dans un voyage d’une électro faite de couches et de strates, qui s’empilent et se combinent pour créer ces ambiances si particulières. Beaucoup de nappes, sur lesquelles viennent se greffer des mélodies elles-mêmes jouées au synthé. Mais une sorte de musique électro, oui, parce que l’utilisation des synthétiseurs modulaires et autres machines, est toujours complétée par des guitares et des boucles de piano (électrique). Le mélange prend. Le résultat n’est pas artificiel. Au contraire. Il n’y a pas un morceau qui soit inintéressant ou désagréable à écouter. Gabiani et Bartoli réussissent vraiment à créer des ambiances riches et des morceaux tous très réussis. Tant mieux parce que, pour une fois – leurs précédents albums étaient plutôt courts –, Kabuki dream prend le temps. 14 morceaux, 1 heure de musique. Le groupe a fait le pari de la générosité et c’est appréciable au vue de la richesse de l’ensemble.
Contrairement aux précédents albums, bien plus rythmés, rapides et dansant, Abstract donne plutôt dans le mélancolique. C’est l’impression qui dominera et qui restera à l’écoute de l’album. Même quand le groupe utilise des beats rapides pour orner certains morceaux – abstract, le premier titre de l’album, wmmw ou magnetism, qui font penser à Aphex Twin, ce qui est toujours un gage de qualité –, ou quand le rythme s’accélère – Let me be inebriated (by a false form), Giorgio MorOrwell donc, ou Away –, c’est toujours avec retenue. Le groupe refuse de lâcher les chevaux, comme il a montré qu’il savait le faire sur ses précédents albums. Quand les morceaux sont dansants, c’est toujours dans une ambiance un peu lourde. Certains morceaux sont même carrément tristes – comme le très beau, très méditatif et très froid Timeless – voire inquiétants – comme Lethargic pachiderma, malgré les guitares électriques apaisantes qui donnent un tour étonnamment pink-floydien au morceau. Une référence étrange, mais qui ne dénote pas dans l’ensemble. Décidément, oui, Abstract est un album réussi.
Alain Marciano