Keigo Higashino raconte avec douceur et délicatesse des choses horribles et banales. Il nous emmène en voyage au milieu des normes et règles strictes qui gouvernent la vie quotidienne et la culture du pays du Soleil-Levant. Higashino fait du Higasshino, avec le même talent et la même classe que d’habitude.
Aoyagi Takeaki, marié, père de famille, une cinquantaine d’année, est poignardé et meurt sur le pont de Niyonbashi à Tokyo. L’enquête est en particulier menée par Kaga Kyōichirō et Matsumiya Shūhei, les deux cousins, appartenant à deux équipes différentes de la police de Tokyo, qu’on a déjà vu dans des romans précédents d’Higashino. 300 pages plus loin, après quelques détours compliqués, le suspect est retrouvé. C’est surprenant (un peu, quand même). Bien écrit (comme d’habitude). Très intéressant (aussi, comme d’habitude avec Higashino). Presque beau. Émouvant. Mais on ne pourrait pas dire grand-chose de plus pour résumer ce roman de Keigo Higashino – à bien y réfléchir, la complexité de l’intrigue et des enquêtes rendent la plupart des romans d’Higashino impossible à raconter. Un roman d’Higashino ne se résume pas. Il se lit !
Les romans de Keigo Higashino tiennent d’abord du polar classique. Meurtre, enquête, suspect, apparences trompeuses, nouvelles investigations, et solution. Les enquêteurs – Kaga surtout et un peu Matsumiya – interrogent sans compter, suivent des pistes, font des découvertes, cherchent les pièces du puzzle, les mettent en place jusqu’à ce que, petit à petit, l’image du suspect se dessine et que l’énigme se résolve. Classique. Encore plus classique, Higashino se focalise sur l’enquête. Keigo Higashino n’est ni Jo Nesbo, ni Michael Connelly, ni Deon Meyer. La vie privée de Kaga ne l’intéresse pas, encore moins celle de Matsumiya. On ne sait pas s’ils écoutent du jazz ou boivent des boissons alcoolisées. Rien ne nous est dit sur leurs possibles déboires amoureux, ni sur leurs angoissent nocturnes. Nous savons seulement ce qu’il faut savoir pour l’avancée de l’enquête. Kaga est astucieux, obstiné et secret. Il ne se laisse pas tromper par les apparences, a des intuitions qu’il ne dévoile pas facilement et préfère faire les choses un peu dans son coin avant d’en parler à ses collègues. Mais on lui pardonne. Il a l’air sympathique et, en tout cas, mû par une vraie empathie pour les victimes. Matsumiya le suit, l’aide, sans trop poser de questions, assez admiratif devant le talent de son cousin. Et leur hiérarchie, qui comme partout dans le monde veut des résultats et plonge sur le premier suspect venu, accepte malgré tout de les suivre. L’intrigue est assez compliquée, impossible à raconter sans dévoiler un élément clé de l’histoire. Le suspense n’est pas si dense, en fait, mais il tient quand même un bon moment.
Il n’y aurait d’ailleurs rien de grave à raconter le nœud de l’histoire. Ce qui fait le sel des polars de Keigo Higashino c’est précisément que ce ne sont pas que des polars. Higashino nous plonge dans, et nous fais vivre, un drame. Presque un drame de la vie quotidienne et, plus précisément encore, un drame de la vie quotidienne japonaise. Les relations familiales complexes – la famille ignore absolument tout des activités professionnelles et non-professionnelles du père –, les pressions sur les employés, les pressions mises sur les lycéens pour réussir dans le sport et dans les études, les difficultés terribles des moins riches, mais aussi le côté traditionnel – le pèlerinage des sept divinités du bonheur… Keigo Higashino nous emmène en balade au milieu des règles complexes et rigides qui tiennent la société japonaise. Il nous emmène en balade aussi dans certains quartiers de Tokyo. Le pont de Nihonbashi, les petits restaurants, les boutiques, les temples… Et il fait tout cela avec douceur et délicatesse, avec un style sobre et efficace. Avec classe.
Alain Marciano