Réduits à un duo, Joseph Shabason et Nicholas Krgovich reviennent après un Philadelphia miraculeux en 2020 avec ce At Scaramouche tout aussi beau moins dans la veine Ambient du précédent mais lorgnant plus du côté de sonorités Jazz. C’est toujours aussi beau, aussi iconoclaste, en dehors des modes et du temps.
Qu’est ce qu’être audacieux d’un point de vue créatif ? Existe-t-il mille formes d’audace ou l’audace suprême est-elle faite du même moule, de ce trait unique de personnalité ? Faut-il systématiquement provoquer son auditeur, le mettre en situation de malaise ou au contraire l’enfermer dans un confort doucereux ? Faut-il endormir la conscience de celui qui écoute pour mieux le happer dans les obsessions du créateur ? Faut-il être dans une posture de rejet ou au contraire dans un partage de chaque instant ? Et s’il n’y avait pas de réponse ? Si la réponse était la question ? Si la question était la solution ? Si s’interroger encore et toujours, c’était cela l’audace ? S’interroger sans jamais s’intéresser au résultat, à la réaction de l’autre, pousser toujours plus loin ses recherches sans tenir compte des règles du bon goût, du qu’en-dira-t-on tenter toutes les esthétiques, les fusionner sans y croire, favoriser l’accident, toujours favoriser l’accident.
Cela pourrait ressembler furieusement à la philosophie, l’éthique musicale de Joseph Shabason et de Nicolas Krgovich qui ont signé il y a deux ans l’un des plus beaux disques de 2020 avec leur complice Chris Harris, le superbe Philadelphia qui, sur le papier, n’avait rien pour enthousiasmer le public. Le trio se faisait fort de s’inspirer de la musique New Age des années 80 mais aussi de la scène Ambient de la même période. Le résultat final était d’une beauté époustouflante et s’offrait le luxe de réconcilier les visions musicales d’un David Sylvian à celles de Paul Buchanan. Nous les avions soutenu massivement en leur offrant un espace pour nous expliquer leur démarche que nous vous invitons à relire pour mieux comprendre leur démarche. Autant Philadelphia relevait du disque cohérent et unitaire, un peu à l’image de ces pièces du théâtre classique qui se jouent dans une unité de temps, autant At Scaramouche assume totalement son choix de ne pas choisir et d’aller piocher dans des genres différents et parfois opposés.
Pour autant, l’ambiance est globalement dans un clair-obscur confortable, dans un entre-deux entre jour et nuit. Ce disque n’est ni crépusculaire, ni solaire, ni nocturne, ni diurne. Il est à la charnière des deux un peu comme cette lune qui reste longtemps dans le ciel, longtemps après le lever du soleil, comme si notre satellite faisait une de ses crises d’insomnie où sa mer de la tranquillité ne cesse de se retourner entre ses draps. Chacune des 9 chansons qui constituent At Scaramouche ne choisissent jamais entre langueur, quiétude et inquiétude. La voix de Nicolas Krgovich y est sûrement pour beaucoup, à la fois en falsetto et tout en tonalités graves, elle nous déroute et nous rassure à la fois.
Plus ouvertement Pop que Philadelphia, At Scaramouche est aussi paradoxalement plus expérimental, de manière discrète certes mais plus ouvert à la dissonance comme le très étrange I Am So Happy With My Little Dog le démontre. On pensera parfois dans les postures qui n’en sont pas tant on sent la sincérité du propos au suédois Jens Lekman, on pourrait citer les travaux de Stephin Merritt avec ou sans ses Magnetic Fields comme un possible cousinage à cette incongruité valorisée. Les arrangements sont paradoxalement minimaux mais aussi étoffés avec un je-ne-sais-quoi de brumeux, d’obsolète dans l’utilisation de vieux synthés comme sur le presqu’anecdotique I’m Dancing. Attention, méfiez-vous des anecdotes avec Shabason et Krgovich, c’est souvent là qu’ils se font le plus aventureux.
Derrière ces anecdotes se cache une belle sophistication, une élégance humble. Les deux sont des artisans, ils triturent les merveilles, les malaxent pour en faire des objets sonores qui ne cherchent jamais à briller, avec eux, pas d’effets de manche. Au contraire, parfois, ils glissent des titres repoussoirs ou faire-valoir, c’est selon les points de vue. Le dissonant Soli II est peut-être le meilleur exemple, il sert le morceau qui le précède et celui qui le suit. Pour autant, il a sa propre vie intérieure. On sent les deux créateurs attachés à l’ensemble de leurs compositions, ne se laissant jamais à la moindre paresse ou facilité. En résulte un disque à la fois ouvert, immédiat et exigeant.
Ce disque doit autant à la Pop, aux musiques électroniques qu’au Jazz, peut-être avec une préférence marquée pour celui des années 70. La dissonance se fait de plus en plus entendre plus on avance dans At Scaramouche mais les deux ont le sens de la narration avec le sublime et final Drinks At Scaramouche qui est la parfaite chanson de clôture d’un disque car comme toute chanson ultime, elle est source d’annonce, d’avenir comme des pointillés sonores que l’on laisserait envahir l’espace. Les dernières secondes, ce sont les bruits de vagues qui vont et reviennent, qui meurent et revivent, beau symbole de ce que doit être la création et l’audace dans la création, créer et se réinventer.
At Scaramouche comme Philadelphia est encore une fois un disque superbe, soyeux et torturé, virevoltant d’audace et de beauté à la fois radieuse et brumeuse. Un disque qui toujours ose et réussit souvent.
Greg Bod