À 84 ans, Jerzy Skolimowski, en grande forme, signe une fable engagée et animaliste qu’il projette vers des territoires singuliers et sidérants, voire qu’il transforme en trip expérimental.
« C’est le film le plus important pour moi, parce que c’est le seul qui m’ait vraiment ému […] L’histoire de cet âne est bien plus touchante que n’importe quelle aventure humaine » : quand Jerzy Skolimowski évoque le Au hasard Balthazar de Robert Bresson, c’est sans demi-mesure, c’est absolu. Un peu comme son cinéma, finalement. Skolimowski a toujours eu en tête de faire un film dont le personnage principal serait un animal. Et, inconsciemment peut-être, de réaliser sa propre version du film de Bresson. EO serait donc le fruit de ces deux intentions. Une sorte de remake actualisé d’Au hasard Balthazar qui voit un âne au regard mélancolique trimballé de mains en mains, de cirque en forêts, de plaines en routes, d’épreuves en malheurs, faisant ainsi l’expérience de la barbarie de notre monde et des paradoxes de l’espèce humaine.
Au noir et blanc original, à la rigueur toute bressonienne, Skolimowski oppose un arsenal de couleurs (le rouge, très souvent) et de triturations de l’image. EO, s’il paraît suivre une narration linéaire établie au gré des pérégrinations et des rencontres de son héroïque equus asinus, n’en décide pas moins de s’autoriser de nombreuses embardées stylistiques et sonores (incroyable partition de Paweł Mykietyn) projetant le film vers des territoires singuliers et sidérants, voire le modulant en trip expérimental. Pour le spectateur, l’odyssée d’EO se révèle tout aussi physique, soudain plus sensitive et plus violente. Il s’agit pour Skolimowski de contempler et d’éprouver, dans ce qu’il y a de plus beau (splendeurs de la nature et de sa faune) et de plus laid (folie et aveuglement des hommes), la réalité qui nous entoure par ce qu’en perçoit EO et par ce qu’elle, sans cesse, imposera sur lui.
Fable engagée, fugue animaliste (c’est un peu, si on voulait résumer vite fait, Earthlings en mode arty et supportable), EO propose une cartographie du chaos qui nous anime, chaos fait d’éoliennes et de robot, de meurtre et d’inceste, d’abrutissement des masses et d’exploitations en tout genre, et qu’EO lui-même paraît dresser, entre caresses et coups, de son œil impassible. Signe des temps enfin, d’un temps davantage préoccupé par la condition animale et nos modèles de consommation : là où Balthazar mourrait paisiblement dans la montagne entouré de moutons, EO finira entraîné dans le sillage funeste de vaches conduites à l’abattoir jusqu’à une mort brutale avant, sans doute, d’être réduit à l’état de tranches de salami. On a l’époque qu’on mérite.
Michaël Pigé