Julien Pontvianne / Abhra – Seven Poems On Water : l’art de la lenteur

Si la musique dite expérimentale vous effraie, si l’abstraction vous lasse, Seven Poems On Water, ce disque collectif du saxophoniste et compositeur Julien Pontvianne avec le Quintet international Abhra saura vous convaincre et dépasser vos limites. Cet album vaporeux est de ces invitations auxquelles nous conviaient Stina Nordenstam, David Sylvian ou quelques productions de Kranky ou encore du label berlinois ECM.

© Stephanie Knibbe

La musique peut-elle être, à elle seule, un refuge, une terre enfin hospitalière  qui saura nous apporter cet instant de rassurance, cet espoir d’une accalmie ? Elle peut être parfois inoffensive, presqu’inexistante, plus rarement nocive mais elle n’est que rarement source de sagesse. Pour atteindre ce degré-là d’intimité avec des notes, il en faut de la patience et surtout de la modestie. Mais aussi un travail acharné de chaque instant qui saura en plus trouver l’élégance de ne jamais se montrer. Ces musiques qui touchent à l’essence de nous-mêmes sont rares, elles n’ont rien à voir ou à entendre avec une certaine virtuosité, avec un hermétisme. Elles savent seulement trouver l’espace en nous, cette minuscule parenthèse de chair qui se brise si l’on sait la caresser. Alors seulement, le refuge se fait jour et se dévoile.

Pas sûr que vous ayiez déjà entendu parler du saxophoniste français Julien Pontvianne, pas sûr non plus que vous ayiez déjà écouté des oeuvres d’Abhra le collectif qui l’entoure sur Seven Poems On Water. Ce qui est sûr par contre, c’est que vous serez transporté par cette musique dans un ailleurs fait d’éléments liquides, de larmes et de rivières, d’océan paisible et de mer tumultueuse. On sera d’abord saisi par le caractère abstrait de l’ensemble mais petit à petit un peu comme un oeil qui s’accommode à l’obscurité, comme un regard d’abord aveuglé par le soleil qui devine les contours, on distingue un peu mieux les détails, on devine quelques intentions, quelques recherches et quelques pas de deux. Ce disque sensible et sensuel sait se faire également cérébral sans jamais pour autant tomber dans un intellectualisme facile ou dans un hermétisme pompeux.  On sent Seven Poems On Water travaillé dans l’instantanéité de l’improvisation mais aussi dans un jeu de regards entre les différents protagonistes de ce disque hasardeux comme une marche sans carte.

Adaptant les poèmes de Raquel Ilonde, W. G. Sebald, Alessandro Baricco, William Carlos Williams, Priyal Prana, Emily Dickinson et Nazim Hikmet, Seven Poems On Water utilise le verbe comme un objet sonore et comme un objet de sens. Dès le début de l’histoire du collectif Abhra en 2014, la littérature est au centre du projet, en effet, les musiciens qui vont former ce sextet sont approchés par Centre International des Musiques Nomades et le Festival Détours de Babel à Grenoble pour explorer le journal intime du philosophe américain transcendantaliste Henry David Thoreau. De cette collaboration naîtra un premier disque édité en 2016.

Julien Pontvianne, on aura pu le croiser avec Aum Grand Ensemble ou Watt. Avec Abhra, mot sanskrit qui signifie aussi bien le vide que l’atmosphère, il vient justement éroder le son pour atteindre une aspérité au plus près du vide et de sa traduction musicale qu’est le silence. Accompagné sur ce projet par le contrebassiste italien Matteo Bortone , la violoncelliste française Adèle Viret, le pianiste français Alexandre Herer, le guitariste italien Francesco Didati et la chanteuse suédoise Isabel Sörling qui apporte tant à ce disque, Julien Pontvianne laisse chacun s’exprimer et trouver sa place, sa singularité au sein de cet ensemble absolument harmonieux. On aurait presqu’envie de parler d’un espace de démocratie participative parfaitement réussi, d’un lieu qui privilégie la liberté, celle de créer et de partager. C’est sans doute ce qui fait de Seven Poems On Water un album impalpable, difficile à classer dans un genre ou un autre. Il est à la charnière de plusieurs thèmes, de plusieurs genres. Traversés par le souffle des mantras, ces sept compositions brumeuses vous saisissent, vous happent, la voix haute et suggestive de Isabel Sörling ne nous imposant jamais une piste ou une autre.

Ce disque a parfois presque des teintes Ambient pour ce jeu avec le bourdon, avec la résonance avec un je ne sais quoi que l’on entend parfois chez Arve Henriksen, un petit rien perçu chez le regretté Jon Hassell, un soupçon aussi d’un David Sylvian mais aussi du trio Azimuth incarnée par la brillante vocaliste Norma Winstone, le pianiste John Taylor et le trompettiste Kenny Wheeler, trio qui sortit une poignée de disques fabuleux, un premier album inaugural en 1977, sa prolongation The Touchstone en 1979, Départ en 1980 avec Ralph Towner, Azimuth 1985 et le dernier signal du groupe en 1995 avec How It Was Then… Never Again. Comme Azimuth, Abhra privilégie les textures et les tessitures et un véritable sens du beau et de la suggestion. Si l’on devait parler d’une esthétique propre au sextet, on pourrait évoquer un angle de vue, cette vision qui serait à la charnière entre musique contemporaine et musique improvisée dite Jazz. Quelque chose qui pourrait ressembler aux productions du label ECM mais aussi aux explorations de Morton Feldman, à la présence allègre qui nous saisit à l’écoute du Gamelan Indonésien.

Travaillant sur la lenteur et la torpeur, les compositions d’Abhra  sont comme un asile, une retraite, un sanctuaire peut-être, un port d’attache, un réceptacle, un endroit où s’abriter, un refuge où se protéger de la tempête de sable qui vient.

Greg Bod

Julien Pontvianne/Abhra – Seven Poems On Water
Label : Onze Heures Onze
Sortie le 21 octobre21 2022