La réjouissante sitcom de Lisa McGee revient pour une troisième et ultime saison en forme de lettre d’amour, non seulement à l’Irlande du Nord des années 90, mais aussi à ses personnages. Erin, Michelle, Orla, Clare et James pourront se vanter de nous avoir enchantés jusqu’au bout.
Netflix aurait presque tendance à nous faire oublier que toutes les bonnes choses ont une fin. Non pas parce que la plateforme au monogramme écarlate prolongerait indéfiniment notre plaisir, mais plutôt parce que leurs séries nous ayant initialement enthousiasmés conservent rarement cette cote de plaisir sur le long terme. Même quand ça commence bien, la joie se dilue souvent autour de la troisième saison, zone d’entrée des limbes dans lesquelles la firme a de plus en plus pris l’habitude de pousser des projets pourtant annoncés en grande pompe à leur sortie. Comme si, dans un écosystème de VOD qui se faisait fort de rebattre les cartes de l’engouement sériel, on observait un retour en puissance de l’ancienne génération télévisuelle, aidée par son expérience du format sur le long terme. Là où HBO, par exemple, en sa qualité de vétéran du circuit, a tendance à nourrir ses créations sur la durée, Netflix s’oriente de plus en plus vers le format de la mini-série, tandis que les créations plus longues semblent conçues pour ne pas dépasser la quatrième saison. Une mort à feu doux qui trahit une difficulté à filer l’explosion des effets d’annonce vers quelque chose de durable et stable. Pourtant, Derry Girls n’aura pas ce problème. Enfin, pas entièrement. Cette nouvelle saison est la dernière, en effet, mais c’est davantage une décision de Lisa McGee en rapport à une histoire touchant à sa conclusion anticipée qu’un aveu de dégonflement mollasson.
Sur le plan du développement de personnages, pourtant, on pourrait chercher et trouver de quoi être un peu frustrés. Il va sans dire que nous sommes ravis de retrouver notre quintette préféré : Erin (aussi rêveuse qu’ambitieuse), sa cousine Orla (née sous le signe de l’éléphant rose), Clare (sensible des nerfs et un brin fayotte), Michelle (grande gueule de compétition) et son cousin James (anglais). Cet irrésistible Club des Cinq en uniformes (celui d’une école de filles où James est à la fois le seul garçon et le seul anglais) sera devenu l’un des emblèmes absolus de Londonderry, où une fresque à son effigie occupe désormais tout un pan de bâtiment. Une popularité d’autant plus appréciable qu’elle est amplement méritée et justifiée par l’écriture brillamment malicieuse de Lisa McGee, qui a tout bonnement livré l’un des meilleurs exemples de série comique de ces dernières années. Néanmoins, comme dans toute dernière saison, certains facteurs verront leur effet amplifié par le simple fait que l’histoire touche à sa fin. Nicola Coughlan (Clare), désormais monopolisée du côté de Bridgerton, a notamment été contrainte de tourner une bonne partie de ses scènes en marge du reste du casting. Bien qu’elle soit l’un des rares attraits tangibles du soap costumé tiré des romans de Julia Quinn, on préfère de loin la voir à Derry, à plus forte raison en sachant que c’est pour la dernière fois. Il faudra donc se satisfaire de ce qui nous est donné. Ajoutons à cela quelques points de scénarios avec des amourettes suggérées mais peu explorées, ainsi que des évolutions de personnages moins substantielles que d’autres, et il serait presque légitime de râler un peu.
Et pourtant… On serait bien malavisés de passer à l’acte. En fait, cette ultime saison pourrait même être la plus dynamiquement écrite des trois. Les sept épisodes s’enchaînent sans férir, comme un superbe marathon de mini-sitcom à l’écriture ciselée, pétulante et incroyablement efficace. C’est bien simple, on ne s’ennuie pas un instant, tant chaque chapitre semble contenir un sketch d’anthologie digne du meilleur de la série. Le trousseau de clés de cette réussite compte deux passe-partout majeurs. L’un est évidemment l’écriture, l’autre est à chercher du côté du jeu et de la direction des acteurs. Saoirse-Monica Jackson et Tara Lynne O’Neill continuent de démontrer un timing comique absolument imparable, Ian McElhinney et Tommy Tiernan ne sont jamais lassants et Siobhàn McSweeney est évidemment iconique en Sœur Michael, nonne en chef déjà devenue l’un des personnages de série les plus cultes des vingt dernières années. Personne ne lève les yeux comme elle. D’une manière générale, le casting tout entier est sans doute l’un des plus exceptionnels dans une série comique du nouveau millénaire. Chaque interprète détient le bon rythme, le bon phrasé, le bon ton, la bonne musique de jeu pour s’approprier un texte riche en dialogues tous plus astucieux et tordants les uns que les autres. Chaque scène de cette ultime saison est prétexte à un véritable feu d’artifice de réparties fines, de comique espiègle et de retournements drolatiques. Forcément, on en redemande.
Là où la deuxième saison s’appliquait parfois à minuter ses gags pour donner plus de place au contexte social et historique, ce dernier tour de piste semble avoir délibérément résolu de faire feu de tout bois sur les deux tableaux. Indéniablement, il s’agissait du meilleur choix possible. On perçoit instantanément le lâcher prise rafraîchissant d’une série qui, à l’occasion de son départ, s’autorise de délicieux petits plaisirs, comme l’épisode consacré à la jeunesse des mères des héroïnes, le détour par une intrigue de maison hantée, ou la géniale trouvaille de sketchs à rebondissements de l’épisode du train, qui figurera assurément parmi les plus inoubliables des trois saisons. La conclusion du chapitre final (dont la durée est portée pour l’occasion à 45 minutes), menant à un moment historique, aux conséquences déterminantes pour les personnages autant que pour l’histoire de leur pays, est finalement à l’image de la série elle-même. Légère mais exigeante, subtile mais facétieuse. Et surtout, généreuse, avec une énergie qui se ressent immédiatement et qui fait un bien fou.
En définitive, pour chaque élément un peu survolé, il y en aura toujours un autre, très touchant, pour approfondir un recoin d’intrigue en révélant une densité insoupçonnée. Certes, Orla évolue peu et Clare est moins présente à l’écran, mais Michelle et Sœur Michael nous réservent encore des surprises. Ma Mary, Da Gerry, Grandpa Joe, la tante Sarah et l’oncle Colm sont également flattés par cette dernière saison, qui maximise leur présence lors d’échanges aussi explosifs que désopilants. Croyez-moi, vous n’aurez jamais le temps de vous ennuyer. Vous entendrez Grandpa Joe parler du « poisson musical ». Vous apprendrez qui est « le Beethoven des temps modernes, mais avec du talent ». Vous verrez Liam Neeson passer une tête pour un cameo des plus savoureux. Vous découvrirez la voiture de Sœur Michael. Vous assisterez à des premiers baisers. À des premiers votes. Vous rirez (à coup sûr), vous pleurerez (peut-être), vous sourirez (à moins d’être psychopathe) et vous trouverez très probablement que la fin arrive trop tôt. Et si c’est le cas, je peux vous assurer que vous aurez envie de tout recommencer en retournant à la première saison. Car, s’il est vrai que toute les bonnes choses ont effectivement une fin, rien n’interdit d’y revenir encore, encore, et encore.
Mattias Frances