Avec son dixième roman, Vivre Vite, Brigitte Giraud signe une œuvre bouleversante, non pas sur comment se réinventer après un deuil, mais sur une réflexion autour de la chronologie d’une vie, de la conséquence d’actes banals et triviaux, sur ces petits riens qui font les grands chaos en devenir.
Lire a cette capacité unique et universelle à vous faire entrer en empathie avec une réflexion, un raisonnement, parfois une histoire, d’autre fois, une vision du monde. Parfois, l’on pénètre dans la chair sensible du souvenir, de la culpabilité, de ces questionnements vains comme « Et si je lui avais dit cela ? Et si j’avais fait ça ou ça ? Et si plutôt que cela, j’avais… ? « . Toutes ces circonvolutions qui nous font nous remuer au coeur de nos nuits sans sommeil, de ces draps sans repos. Vivre le deuil est une expérience, le dire en est une autre. Vivre la lente déliquescence d’un corps et d’un esprit est une épreuve qui laisse des traces dans celui qui accompagne. Vivre la brutalité d’une disparition relève de la torture, de l’implosion de l’individu qui reste. A partir de ces poussières, il faut trouver un sens et une voie pour continuer de marcher.
En lisant les pages de Vivre Vite, je ne pouvais m’extraire de mes pensées cette vision que je garde encore en moi plus de dix ans après. Cet indicible que l’on rencontre souvent dans mon travail dans le cadre hospitalier. Je me rappelle encore cette dame qui arrive toute hébétée dans le service dans lequel je travaille à l’époque. Son mari l’a quitté il y a quelques heures pour se rendre à un rendez-vous à la banque. Les heures passent et elle ne le voit pas revenir. Ce qu’elle ne sait pas encore, c’est que son époux vient de faire un accident vasculaire cérébral hémorragique massif et que ses heures sont comptées, qu’il ne sortira plus du coma dans lequel il est plongé. La réaction de cette dame, quand elle entre dans la chambre et découvre la gravité de l’état de son conjoint, ce sera cette phrase absurde « Mais est-ce que la banque nous a accordé ce prêt ? » avant qu’elle ne s’effondre en larmes ?
La mort, quand elle est aussi brutale, s’infiltre dans le quotidien, lui donne des teintes surréalistes, triviales aussi. La mort nous installe dans un processus de deuil, ces fameuses étapes du deuil, ce marchandage que l’on se fait face à la réalité terrible. Cette construction du « Et Si plutôt ?« . C’est ce que dit Brigitte Giraud dans ce livre bouleversant, elle s’emploie à decomposer chacun des mouvements qui ont amené à la disparition de son mari, Claude le 22 juin 1999 dans un accident de moto dans les rues de Lyon. Brigitte Giraud est tout le temps sur un fil tendu au-dessus du vide dans ce livre qui hésite entre l’anecdote triviale et l’uchronie pleine d’espoirs.
A travers Vivre Vite, c’est à la découverte d’un engrenage implacable que nous invite l’autrice, délestant l’ouvrage de toute forme de suspense. On sait tout de suite le drame que Brigitte Giraud a connu sauf que pour éviter de nous placer dans une posture de voyeurs, l’écrivain installe une forme de voile pudique sur ce qui n’est pas partageable. Elle raconte ces petits détails qui font le deuil, ce « Notre fils » qui lentement se transforme en « Mon fils« . Cette maison achetée ensemble que l’autre, disparu, n’aura jamais habité. Cette succession d’évènements anodins qui font les grands drames. Ces clés reçus plus tôt, ce garage dans laquelle on pourra ranger la moto du frère de Brigitte Giraud, cette moto surpuissante et dangereuse construite dans des ateliers japonais, ce transport dans un porte-containers sur les océans du monde, ce trajet en camion jusqu’à ce garage.
Dans Vivre Vite, Brigitte Giraud dresse aussi le portrait de son compagnon, Claude, passionné de musique indépendante, cadre dans une discothèque municipale et auteur de papiers sur le Rock pour Le Monde. On y croise Dominique A, La Fossette, PJ Harvey et quelques autres. C’est une époque aussi que nous décrit Brigitte Giraud, cette rareté aujourd’hui disparue de la musique, cette attente et cet espoir qu’amenaient la sortie de tel ou tel artiste. Mais ce qui est remarquable dans ce roman, dans ce livre qui fait se côtoyer fiction et vie intime, c’est ce prosaïsme d’une disparition, c’est cet aperçu du manque de l’autre qui se dégage de toute forme de romantisme. La mort, l’absence ne sont jamais des évènements lumineux par la prise de conscience qu’ils offrent. Non, la mort, l’absence, ce sont des détails triviaux, des petits riens du tout défaillants. La marque d’une tête sur un oreiller que l’on ne peut effacer, l’odeur d’un parfum sur une veste. La place vide à table.
« J’ai été aimantée par cette double mission impossible. Acheter la maison et retrouver les armes cachées. C’était inespéré et je n’ai pas flairé l’engrenage qui allait faire basculer notre existence.
Parce que la maison est au coeur de ce qui a provoqué l’accident. »
Brigitte Giraud évacue toute forme de spiritualisation de l’absence dans ce livre, toute forme de rationnalisation de la perte, toute forme de rassurance factice et fallacieuse. On retrouve chez elle cette distance que l’on entend dans La Mort En Eté (1953) de Yukio Mishima, cette cruauté tendre et ce regard implacable face à la mort que l’on croise dans A Crow Looked At Me (2017), ce disque de Mount Eerie et de son leader Phil Elverum autour de la disparition de sa compagne. Là où d’autres artistes se réfugient dans l’impermanence, Brigitte Giraud comme les autres artistes précités explorent le territoire de la mort réelle, cette faucheuse, elle pose un regard sans complaisance ni poésie sur celle qui nous hante et s’incruste parfois malgré nous dans nos vies.
Jamais macabre et toujours sincère, Vivre Vite s’infiltre longtemps en nous après sa lecture. Plus qu’une mise à distance de la mort de son époux, Brigitte Giraud rend un véritable hommage à la vie de son compagnon, aux conséquences entraînées par sa disparition, aux séquelles laissés dans les corps et les âmes de ses proches, à son héritage en somme.
Greg Bod