Décidément, les excellentes séries se succèdent sur Apple TV+ comme nulle part ailleurs : Bad Sisters est un réjouissant thriller aussi dramatique que comique, porté par des interprètes de haut niveau. Et une peinture saisissante d’un grand pervers narcissique…
Le pervers narcissique, qui devrait plutôt être qualifié de narcissique pervers puisqu’il existe heureusement des narcissiques qui ne sont pas pervers, est un formidable « méchant » pour construire des scénarios de thrillers efficaces et surtout émotionnellement impliquants. L’un des derniers à marquer les esprits était Adrian (Oliver Jackson-Cohen) dans l’excellent – et sous-estimé – The Invisible Man de Leigh Whannell, mais on peut parier que John-Paul – surnommé The Prick, c’est-à-dire « la bite » (traduit de manière lénifiante par « le gland » dans les sous-titres de Bad Sisters) figurera longtemps au palmarès des personnages de fiction que l’on hait avec le plus de délectation. Au point que l’on prend totalement parti pour les sœurs Garvey, qui ont projeté de l’assassiner, tant il rend la vie de chacune d’elle impossible, et le tout en manifestant une extraordinaire jouissance de faire le Mal : ce qui, évidemment, garantit un fonctionnement optimal d’une mini-série à laquelle on adhère de plus en plus, au fur et à mesure d’épisodes qui font implacablement monter la tension autour de la question, puisque Bad Sisters débute alors que John-Paul est bel et bien décédé : « laquelle des sœurs Garvey a-t-elle réussi à la tuer ? ». Et, question subsidiaire non négligeable : « les sœurs se feront elles prendre ? ».
Inspirée d’une série belge datant de 2012, que nous n’avons pas encore vue, Clan, Bad Sisters raconte donc en parallèle – avec une astuce visuelle maligne permettant de se repérer entre les deux flux temporels – pourquoi et comment les sœurs s’engagent dans le projet de tuer leur abominable beau-frère, et pourquoi et comment, après coup, leur complot, et leur crime, menacent d’être dévoilés par l’enquête menées par deux frères assureurs, essayant de prouver que la mort de John-Paul n’était pas accidentelle, afin de ne pas payer son assurance-vie à la veuve. Nous ne l’avons pas dit, mais Bad Sisters est une mini-série en partie irlandaise, tournée à Sandycove, un quartier de Dublin, ce qui nous offre des paysages splendides mais aussi inhabituels, donc frais, mais nous réjouit aussi avec un humour local corrosif.
Si l’interprétation de Claes Bang, qui incarne John-Paul, est, on l’a dit, la principale attraction de Bad Sisters, il serait injuste de ne pas parler du quatuor infernal de nos sympathiques aspirantes-criminelles, en soulignant en particulier les performances de Eve Hewson, certes moins surnaturelle que dans Mon Amie Adèle, mais très juste dans le rôle d’une jeune femme qui a du mal à trouver une quelconque stabilité, et de Sharon Horgan, formidablement convaincante en Eva, la meneuse du « clan », un rôle ingrat qu’elle a assumé à la mort des parents, alors qu’elle cache un douloureux secret. L’abattage de Brian Gleeson, parfait en Thomas, un macho pas très fin, mais déchiré entre sa rage de sauver son entreprise à tout prix, et son amour pour sa femme enceinte, est un autre bonus, une jolie cerise sur un gâteau décidément délicieux.
Il est possible d’identifier çà et là quelques failles dans la construction logique, ou quelques flottements dans la psychologie des protagonistes. On peut aussi regretter un traitement peu approfondi de personnages secondaires pourtant très réussis : Gabriel, le collègue français sexy d’Eva, Roger, le voisin du couple JP-Grace et Theresa, la femme enceinte de Thomas sont trois personnages qu’on aimerait voir beaucoup plus, et non pas trop vite abandonnés quand ils ne servent pas le récit principal. Mais ce sont là de toutes petites scories d’une série parfaitement réjouissante, oscillant en permanence entre trois pôles : le drame (les souffrances réelles infligées par John-Paul), la comédie (la conspiration des sœurs et leurs conséquences burlesques) et le thriller (le piège de l’enquête qui se referme peu à peu sur les coupables…). En y ajoutant une description pittoresque de la vie sur la côte irlandaise, comme ces impressionnantes baignades dans une mer glaciale. Brrrrrrr…
Eric Debarnot