Parmi les clichés qui viennent à l’esprit quand on écoute les chansons riches et subtiles de Barton Hartshorn, c’est systématiquement celui « d’orfèvrerie ». Ce n’est pas faux, mais ce qui est le plus beau, c’est bien son talent à conter nos histoires intimes, aussi petites soient-elles…
Il y a un peu plus d’un an, l’Anglais – installé à Paris – Barton Hartshorn publiait un roboratif Not What I Expected to Hope For, célébration inspirée de la pop et du folk, indie quand même, anglais… Un album qui, malgré l’enthousiasme de ses fans, dont nous faisons partie, n’attirait pas l’attention qu’il méritait. Le titre du nouveau disque de Barton, Manchester Sun, nous ferait presque attendre de sa part une mélancolie du pays natal (d’ailleurs bien logique…) en dépit du chaos social et politique régnant outre-Manche : Manchester Sun a d’ailleurs été enregistré en Angleterre, aux Echo Studios dans le Buckinghamshire… Mais non, pas d’inquiétude à avoir pour les admirateurs français du musicien, le vrai pays de Barton reste celui de ses souvenirs, dans lesquels il puise la matière de ses chansons, qui poursuivent la veine narrative qui a toujours été sienne.
S’il y a rupture avec l’album précédent, c’est plutôt dans la forme, Barton délaissant un peu (temporairement, on l’espère, vu le talent du bonhomme pour trousser des mélodies lumineuses) le versant le plus pop de sa musique, pour se concentrer sur le cœur de son métier d’auteur-compositeur : raconter ses histoires en s’accompagnant des instruments dont il sait jouer lui-même… Bien sûr, la guitare – principalement, mais pas seulement – acoustique est reine ici, mais Barton ne fait pas le pari du dénuement, puisque, suivant les chansons, orgue, basse et batterie entrent dans la danse. Et quelques amis sont même invités à enrichir le spectre sonore : on remarquera particulièrement les interventions à la trompette de David Lewis et au violon de l’Australienne Melissa Cox, proche collaboratrice à Paris du grand Elliott Murphy.
« Can’t you feel that kiss? Like It never left your side / It was proper stolen, noone is doing time » (Ne sens-tu pas ce baiser ? Comme s’il ne t’avais jamais quitté / Il était bel et bien volé, personne n’a fait de prison). Starter Kiss, l’introduction de l’album, rappel des premiers baisers que l’on n’oublie jamais vraiment, dont les sensations sont à jamais gravées en nous, est la chanson la plus franchement « Costello » du disque : elle atteint en quelques instants une grâce qui a malheureusement déserté les chansons du grand Elvis depuis pas mal d’années. C’est Barton Hartshorn à son meilleur, délicat, subtil, sensible, mais également puissant émotionnellement. Semaphore Signal est la grande pièce de l’album, sept minutes placées paradoxalement en seconde position, portées par le violon joueur de Melissa Cox : entre remémoration mélancolique sur les errances d’une carrière, et quelques décrochages presque allègres, c’est à une véritable promenade bucolique à travers son existence que Barton nous convie.
Georgetown revient sur les influences du folk US, côté ouest en particulier, qui ont souvent été proéminentes dans la musique de Barton, mais le court envol final des chœurs apporte une beauté inattendue à cette chanson délicate. Driving Rain est un exercice de mélancolie, et de remords (« You were waiting for me with stories you longed to tell / But I was only listening to tales of myself » – Tu m’attendais avec des histoires que tu avais envie de raconter / Mais je n’écoutais que les histoires sur moi-même) au premier abord moins surprenant, mais distillant des sentiments plus complexes qu’on ne le pense a priori, grâce en particulier à la voix remarquable de Hartshorn, puis à l’apparition à mi-course d’une guitare électrique et de la trompette de David Lewis, sur un rythme qui se met à chalouper. Commonology est une courte pièce que ne renierait pas Lloyd Cole, ce qui n’est pas le pire des compliments qu’on fera cette fois à Barton.
In a House Overlooking the Sea est une réflexion majestueuse sur le vieillissement (« How long will it be, till I lose these memories / and sit with a blanket across my knees / In a house overlooking the sea » – Combien de temps faudra-t-il avant que je perde ces souvenirs / et que je m’assois avec une couverture sur les genoux / Dans une maison surplombant la mer ?), qui touche au sublime lorsque le violon fait écho aux interrogations des paroles : encore un temps fort de l’album… Le très « folk traditionnel » No Western et le ravissant Dragon Gone Fly nous mettent dans le bon état d’esprit pour entrer dans Louise on a Bridge, l’histoire d’une demande en mariage que le protagoniste n’arrive jamais à formuler et qu’il se résout à écrire à la bombe, au péril de sa vie, sur un pont au-dessus de l’autoroute M1.
Manchester Sun se referme de manière étonnante sur un magnifique Long May the Cloud Reign over Us, introduit par une basse presque menaçante, et sur lequel Hartshorn trouve des accents poignants qui évoquent une fois encore ceux d’un Elvis Costello. Apparemment centré sur le personnage hors du commun d’Orson Welles, la chanson se conclut par un ironique mais glaçant : « The world is shifting and we are drifting captive to a Tsar / Why did we think it wise to wish on Disney’s dying star ? » (Le monde change et nous sommes à la dérive, captifs d’un Tsar / Pourquoi avons-nous pensé qu’il était sage de faire un vœu sur l’étoile mourante de Disney ?), avant un déchirant solo de trompette. On sait que Barton Hartshorn est aussi un homme aux convictions politiques claires, admirateur d’un Billy Bragg par exemple. Cette belle conclusion nous donne envie de lui conseiller de prendre le risque de chansons plus engagées : la Grande-Bretagne – à la dérive, justement – a besoin d’artistes comme lui, qui parlent du peuple britannique. De ces « Common People », ces gens ordinaires jadis célébrés par Pulp.
Eric Debarnot