La suédoise Alice Boman reste méconnue par chez nous, ce second disque, The Space Between, pourrait peut-être lui apporter un nouvel éclairage. Ses dix chansons oniriques vous transportent dans un ailleurs doucereux, confortable et étrange. Rajoutons à cela que la dame s’est bien entourée, elle est accompagnée de Mike Hadreas de Perfume Genius qui vient étoffer sa Chamber Pop.
La douceur est peut-être le sentiment le plus difficile à traduire en musique. On peut vite tomber dans l’écueil de la sensiblerie, du nombrilisme malvenu, du misérabilisme ou de l’angélisme. Pour que la douceur ne soit jamais ridicule, elle ne doit pas se napper d’évanescence, cette traduction malhabile de la pudeur, cette pose adolescente et hautaine. La douceur, quand elle atteint un degré de reconnaissance, fait toujours appel à une forme de tristesse impure. Il existe une porosité constitutive entre la douceur et la tristesse. Ce sont ces moments du dedans qui viennent affleurer au bord de l’épiderme, ces frissons que l’on ne peut contrôler, ces saisissements qui nous rappellent combien nous sommes (encore un peu) vivants.
C’est dans une forme de simplicité évidente que la suédoise Alice Boman parvient à saisir cette douceur. Sans fioriture ni effet de manche, sans artifice ni production clinquante, elle habite simplement ses chansons. Articulées autour d’un piano très présent, les compositions de la jeune femme du Nord de l’Europe ne brillent jamais trop fort, elles ne sont là que pour servir sa voix ni vraiment diaphane ni trop appuyée. Un peu comme East River Pipe et son leader FM Cornog, on imagine aisément Alice Boman triturant encore et toujours ses chansons dans le cocon qu’est sa chambre. Il y a chez la suédoise un syndrome de la Bedroom Pop, de la Chamber Pop. Il y a par nature quelque chose d’horizontal dans sa musique, quelque chose qui incite à entrer en soi dans un état entre rêve et pleine conscience. Pour autant, ces dix titres qui constituent The Space Between assument totalement leur singularité particulière dans une forme de minimalisme de production et une sincérité frontale du propos.
Alice Boman ne prend jamais le chemin le plus tortueux pour se raconter, elle va droit au but en n’oubliant pas pour autant de peser chacun des mots dits. Comme le titre de l’album l’annonce, elle évoque également cette notion de l’espace si présente chez nos artistes contemporains en ce moment. Rappelez-vous le dernier disque de Dominique A ou celui de Beth Orton pour ne donner que ces deux exemples. Loin de ces journaux intimes autocentrés et irritants que nous ont fait subir d’autres artistes dont nous tairons le nom ici lors des confinements liés au Covid 19, ces créateurs-là nous offrent une autre perception des choses, un autre angle de vue. Comment la réduction de l’espace peut-il nous amener à nous confronter à nous-mêmes, à nos codes sociaux et à nos frontières entre nous et les autres, à cette altérité qu’entraîne le lien social ? Alice Boman joint à ses paroles comme un background doucereux aux effluves discrètement Trip Hop. Elle évoque aussi une vulnérabilité dans ce rapport complexe aux autres, à l’autre, à celui qui l’accompagne dans sa vie.
Chacun des titres de The Space Between ressemble en soi à une multitude de déclinaisons de cette vulnérabilité mais Alice Boman les agrémente d’une part d’onirisme comme si cette charge du rêve l’aidait à s’assumer en tant que personnage extérieur d’une scène. Le duo qu’elle propose avec Mike Hadreas de Perfume Genius sur Feels Like A Dream relève du manifeste artistique. Combiner simplicite et frontalité dans une chanson sans fioriture, accepter une forme de naïveté comme héritée de la regrettée Julee Cruise. Comme cette dernière, Alice Boman convoque le territoire de l’enfance, cet âge où chaque chose que l’on voit relève de la découverte et de la magie. Comme cette dernière, Alice Boman n’oublie pas qu’elle est aussi une jeune femme que la vie a altéré et bousculé.
On se plait, en l’écoutant, à imaginer une confrérie, une amicale, un international d’artistes féminins qui se parlent et se répondent sans parfois même se connaître. Des musiciennes traversées par les mêmes enjeux, les mêmes questionnements, les mêmes drames. La néo-zélandaise Hollie Fullbrook et ses Tiny Ruins, la trop rare Jenny Lysander et donc Alice Boman.
Alice Boman nous reçoit dans ses chansons accueillantes, faîtes de milles et une émotions paradoxales, de non-dits ou de peu dits. Sans jamais élever la voix, elle nous montre le chemin vers une conscience de soi nouvelle, vers une douceur de l’instant vécu pleinement.
Greg Bod