Rempli de provocations à la fois hilarantes et méchantes, le nouveau double album de la drôle de paire Luke Haines + Peter Buck ne leur gagnera probablement pas la sympathie du grand public, mais accroîtra l’amour que nous leur portons déjà. Ce qui n’est pas si mal…
D’un côté, il y a Luke Haines, l’Anglais qui se considère lui-même comme un misanthrope et un échec artistique. Sa voix limitée et son chant menaçant et emphatique irritent la grande partie d’un public prompt à rejeter ce qui ne le caresse pas dans le sens du poil. Son succès avec The Auteurs (mélodies parfaites, textes brillants) n’a pas duré et l’homme s’est enfoncé dans des projets de plus en plus provocateurs, malsains, méchants (… mais souvent très, très drôles pourvu qu’on apprécie l’humour anglais) qui avaient peu de chance de faire de lui une star planétaire, voire même dans son quartier où seule sa mère doit le reconnaître dans la rue.
D’un autre, il y a Peter Buck, l’Américain qui fit partie de l’un des groupes les plus globalement populaires des années 80 et 90 (R.E.M.) sans jamais pourtant abandonner leur intégrité artistique. Guitariste brillant et personne unanimement considéré comme sympathique – sans même parler de de son ample culture rock’n’rollienne -, il est largement passé en dessous des radars depuis la dissolution de R.E.M. en 2011.
Comment ces deux originaux si dissemblables ont-ils amenés à collaborer, c’est sûrement une histoire absurde que nous ne voulons pas vraiment connaître… Mais le double semi-concept album All The Kids Are Super Bummed Out (qui dépasse l’heure en durée) est leur second disque conjoint après un Beat Poetry For Survivalists qui n’avait fait grand bruit à sa sortie en 2020, en pleine crise du Covid.
Après plusieurs écoutes passionnées de cette nouvelle œuvre que l’on peut sans peur qualifier de monstrueuse, nous sommes en mesure de faire la prédiction suivante : ce ne sera pas avec cet album que nos deux lascars gagneront de nouveaux fans, ou alors des tarés aux goûts indéfendables et inexplicables comme nous. Car il faut être légèrement déviant soi-même quand même pour s’enfiler à la suite ces dix-sept chansons sur laquelle la voix narquoise de Haines (quel nom parfait, quand même, du point de vue d’un francophone !) débite des textes politico-anarcho-absurdes glorifiant et moquant à la fois des choses aussi variées que la révolution (45 Revolutions, 5 minutes qui réussissent à être aussi pénibles que parfaitement exaltantes), la politique et les médias (Iranian Embassy Siege), l’évolution (Exit Space, grand moment expérimental qui nous renvoie aux singes primitifs que nous n’avons jamais cessé d’être…), ou encore la prétention artistique (Diary of a Crap Artist). Et sur laquelle la guitare de Peter Buck, parfois totalement déchaînée, souvent discrète ne fait rien pour rappeler son style tant célébré de l’époque de R.E.M.
Du côté (très) positif, il faut souligner que, même si le talent mélodique de Haines n’atteint plus les sommets de ses débuts, il reste encore suffisamment ici de titres que l’on peut immédiatement fredonner pour réjouir les nostalgiques d’un song writing anglais classique brandé sixties (il y a toujours eu quelque chose de Ray Davies chez Luke Haines) : The British Army on LSD en ouverture et Waiting For the UFOs en clôture ne feraient honte à aucun compositeur de « pop classique ». Il y a aussi des chansons qui « rockent » bien, parce que nos deux complices n’ont jamais trahi la cause de la musique (Psychedelic Sitar Casual, Flying People), en dépit d’un usage bien venu d’instruments bizarres çà et là (tiens, la flûte de pan fait son retour !) et de recours pertinents à l’électronique (Minimalist House Burns Down) dans sa version la plus DIY (Peter Buck adore visiblement son moog…).
Et il y a quelques vraies merveilles qui touchent en même temps en plein cœur et en pleine tête : tiens, au hasard, When I Met God, est une chanson absolument parfaite, qui arrive à bouleverser avec un texte comme toujours littéralement infernal, plein de trouvailles du genre « When I Met God, He was dressed as a Teddy Boy »…
Du côté plus négatif, ou en tout cas pour souligner ce qui rebutera les non-initiés, il y a dans All the Kids Are Bummed Out un côté « règlement de compte ultime » qui peut fatiguer à la longue : à force de tirer à la mitrailleuse lourde dans toutes les directions, sur tout ce qui les révolte et les fait rire ou pleurer, on peut se demander si une approche de « snipers » n’aurait pas été plus efficace : il faut bien reconnaître que l’album faiblit dans sa seconde moitié, plus expérimentale, et que, réduit à 40 minutes et 10 chansons, il aurait peut-être pu figurer parmi les plus mémorables de l’année 2022.
Mais la retenue et le bon goût, ce n’est clairement pas le genre de la maison.
Eric Debarnot