Quelque part ailleurs est certainement le tome du Donjon le plus original… de tous ? Mais est-ce vraiment un bien ? Car si l’on s’amuse beaucoup devant cette histoire d’avocats et de morts bien vivants, est-on réellement encore dans le Donjon ?
Vous vous demandiez quelle pouvait être l’origine de ce fameux Coffre aux âmes pour lequel Rubéus Khan se transforme en Indiana Jones aux Antipodes+ ? Ou, mieux encore, vous regrettiez la belle époque du Donjon où des stars de la BD se disputaient l’honneur d’illustrer les histoires de Trondheim et Sfar ? Ou vous vous demandiez peut-être jusqu’où pouvait aller l’imaginaire heroic fantasy de nos auteurs ? Eh bien, Quelque part ailleurs pourrait être le Donjon Monsters que vous attendiez !
Avec pour héroïne Andrée, une jeune avocate stagiaire dont les seules capacités sont l’analyse des textes de loi et la capacité de débrouiller des imbroglios administratifs, ce n’était pas gagné de rendre passionnante cette histoire de morts-vivants fort sympathiques, victimes d’entrepreneurs immobiliers avides d’argent, et nostalgiques de leur vieille maîtresse d’école alcoolique, mais ça fonctionne… la plupart du temps. Car, comme c’est devenu maintenant un problème récurrent du Donjon, la manière dont Sfar et Trondheim ont tendance à bâcler leurs fins, pour tenir coûte que coûte dans les formats standards de leurs albums, devient de plus en plus frustrante. Heureusement, il y a ce bon vieil humour tordu dont sont coutumiers nos auteurs, et des personnages qui ont, comme presque toujours, une vraie personnalité, une forte crédibilité, et pour lesquels nous ressentons toutes sortes de choses.
Et puis il y a donc le dessin de Delisle, qui se plie de bonne grâce à l’exercice – pourtant bien loin de son travail habituel : son style reste reconnaissable, mais il l’adapte parfaitement à la fantaisie de l’univers du Donjon. Si l’on chicanait un peu, on aurait peut-être même préféré un peu moins d’adaptation, justement, sachant que certaines des plus belles réussites de la série résultent de la tension entre les récits et un style graphique éloigné du sujet (de l’heroic fantasy comique, faut-il le rappeler ?).
Maintenant, centrer ce tome 16 de Donjon Monsters sur le Coffre aux âmes, cette nouvelle idée de Trondheim et Sfar, imaginer une ville où morts se mélangent pacifiquement aux vivants, et constituent une véritable attraction touristique, qui plus est une histoire qui, pour la première fois, se déroule sur au moins deux décennies, est effectivement culotté. Mais, en mêlant des problématiques « modernes », voire politiques (les magouilles immobilières d’une municipalité, le travail des avocats en faveur des démunis), ce qui est une nouveauté dans la série, et en introduisant un aspect fantastique (les âmes des morts) qui n’était jusque-là pas présent dans le Donjon, les auteurs prennent le risque de nous « dépayser » un peu trop radicalement. Car, et le titre de l’album fait parfaitement sens, on a le sentiment de ne pas être dans le Donjon, mais… quelque part ailleurs !
Eric Debarnot