Le troisième album des Dublinois de Gilla Band (ex-Girl Band) sort au bon moment pour nous rappeler que la meilleure musique se doit d’être audacieuse, déroutante, risquée. Et postule du coup au podium des meilleurs disques de 2022.
A force de célébrer le post-punk expansif de Fontaines DC, on avait fini par oublier que le groupe le plus important de Dublin s’appelait Girl Band. Devenu depuis Gilla Band. Et ne recueillant qu’un fragment de la gloire inondant la bande à Grian Chatten. L’arrivée de leur incroyable troisième album, Most Normal, voici quelques semaines, – un album qui devrait figurer dans le Top 10 de l’année de toute personne dotée de bon goût musical mais aussi d’une résistance hors du commun aux agressions en tous genres -, nous rappelle deux choses essentielles que nous avions pu oublier : 1) peu de groupes sur la planète Rock actuelle sont aussi créatifs et pertinents que Gilla Band 2) peu de musique produite en ce moment est aussi stupéfiante, défiant son auditeur à abandonner tous ses réflexes acquis au fil du temps que celle de ce quatuor en réinvention permanente.
Most Normal est tout sauf normal, et c’est parfait comme ça : des textes quasi-surréalistes, régulièrement absurdes de Dara Kiely (« He knows about self-satisfaction, his nose looks like a toe / And anytime his watch would die, he’d trip over himself » – « Il en connaît un rayon sur l’autosatisfaction, son nez ressemble à un orteil / Et chaque fois que sa montre rend l’âme, il se prend les pieds dans le tapis » sur Backwash) aux constructions sonores défiant toutes les règles, et résultant apparemment d’un travail approfondi en studio pendant que la pandémie empêchait le groupe de tourner, rien ici ne rassurera ceux que l’incertitude et la prise de risque effraient. Ils seront bien en peine de se raccrocher à une mélodie qui fasse sens ou à un son de guitare reconnaissable : partout, toujours, le chaos sonore menacera d’engloutir l’album, ses musiciens comme son auditoire. Direct, violent, abrasif, mais perpétuellement déroutant, le noise rock de Most Normal est désormais loin de se cantonner aux standards post-punk de la guitare rock, et se nourrit d’une multitude de sonorités et d’instruments : orgues et synthés ajoutent de nouvelles textures et enrichissent le mix d’émotions.
Plus courts que sur les précédents albums, à l’exception de The Weirds qui approche les sept minutes, les morceaux de Most Normal dégagent toutefois, en dépit de leur intensité et de leur étrangeté un sentiment nouveau de légèreté, qui s’appuie sur des textes parfois drolatiques de Dara Kiely, qui reste le roi de l’auto-dérision : « I spent all my money on shit clothes », soit « j’ai dépensé tout mon argent dans des vêtements de merde », affirme-t-il sur Eight Fivers ; « There’s a point where I stopped being cute /… / In barber’s chair / They laugh at my hair » (Il y a eu un moment où j’ai arrêté d’être mignon /… / Chez le coiffeur / Ils se moquent de mes cheveux), nous raconte-t-il dans Bin liner Fashion…
Mais bien sûr, et c’est là où cette musique nous devient réellement essentielle, rien ici n’est gratuit, relevant du pur geste artistique ou de la pose intellectuelle : on sait les tourments qu’endure Kiely avec sa santé mentale, qui l’a forcé un moment à mettre le groupe en mode Pause, et on réalise combien construire cette musique est vital pour sa simple survie.
« But the thing I hate the least is the love of hating me » (« Mais la chose que je déteste le moins c’est l’amour de me détester » – The Weirds), « Because I’m wearing a big massive face / (Fuck) / I’m wearing a big fuck-off face » (Parce que j’ai un gros visage massif / (Putain) / J’ai un gros visage de merde » – Red Polo Neck) « Took it all for granted / Gonna end up homeless / I hid behind the surreal / I‘m a bit too much » ou « Basically, I get inevitable depression when I do nothing » (« J’ai tout pris pour acquis / Je vais finir en sans-abri / Je me suis caché derrière le surréalisme / J’en fais un peu trop » ou « En gros, je sombre dans une dépression inévitable quand je ne fais rien » – Post Ryan)… sont des phrases à l’honnêteté désarmante de la part d’un artiste en danger permanent, qui ne peut survivre (et encore…) qu’au prix d’efforts surhumains contre la folie qui menace.
Egoïstement, on ne peut que se dire que tout cela, c’est vraiment de la matière formidable pour faire un GRAND disque. Et Most Normal, est un GRAND DISQUE.
Eric Debarnot