Un écrivain s’isole dans une ferme isolée pour tenter de trouver l’inspiration. Franck Bouysse interroge avec virtuosité le processus de création littéraire et met à contribution le lecteur dans un roman plein de mystères.
Sortez les doudounes ! Dans les romans de Franck Bouysse, la météo est encore plus pourrie que dans un polar scandinave. Avec lui, pas de changement climatique. Vous lisez trois pages et les nappes phréatiques transforment les champs en pédiluves jusqu’à la prochaine canicule. Un Fjord pour le dessert.
Quoi ? Si je n’ai retenu de ce roman à la nature austère que la neige, le froid, les sols gelés et les cols roulés ? Non, mais à force de me faire culpabiliser de passer la Toussaint en bermuda, le climat « Bouyssien » méritait ce petit bulletin météo et m’a fait forte impression.
Son style aussi, comme d’habitude. Ses personnages ont le moral en dessous des normales saisonnières mais l’auteur n’écrit pas avec des moufles. D’un livre à l’autre, on sent que l’écrivain a trouvé sa voie. La phrase est âpre, en harmonie totale avec l’écosystème du récit.
Ecrasé par le succès de son premier roman, l’Aube noire, oxymore d’une folle gaieté, un écrivain s’isole dans une ferme isolée pour humer l’inspiration. Des terres recouvertes de neige pour vaincre le syndrome de la page blanche, c’est un concept.
Ses contacts avec le réel vont se limiter à des coups de fil à son père malade et à son éditeur plus zen qu’un moine tibétain dans la queue d’une station-service. Il va aussi de temps en temps prendre un café dans le seul commerce du village voisin, tenu par une jeune femme au charme mystérieux mais avare de confidences. Pas le genre à étaler sa vie dans les réseaux sociaux, la demoiselle.
L’écrivain, qui se prénomme Harry, a pour unique voisin Caleb, sauvage propriétaire de la ferme d’à côté. Un vrai filon de célibataires besogneux pour « l’amour est dans le pré » ce coin. Caleb est un peu sourcier et un peu guérisseur aussi mais il réserve son don aux animaux, par animosité pour sa propre espèce. En résumé, pas de fête des voisins en perspective avec taboulé à volonté. Ils se sentent, s’observent, s’épient mais ne se croisent jamais. Chacun son chapitre, à tour de rôle dans une polyphonie de deux solitudes qui labourent les souvenirs.
L’homme vit avec ses fantômes et l’écrivain avec ses personnages. Quand l’homme est écrivain, les deux se mélangent un peu comme des siamois. Franck Bouysse interroge avec virtuosité le processus de création littéraire : fréquentation assidue de démons intérieurs, imprégnation des lieux, poids de la mémoire, accompagnement de certaines musiques et influence des lectures passées.
Dans cet Homme peuplé (par qui ? c’est le mystère), l’auteur ne sert pas l’histoire toute faite au lecteur. Ce dernier est mis à contribution. Il n’y a pas de mode d’emploi et c’est tant mieux. Un roman, ce n’est pas un meuble Ikea. Il m’a fait cogiter le bougre. Sa confiance m’honore et il est agréable de ne pas être pris pour un imbécile mais je suis à peu près certain d’être passé à côté de certaines idées et références. Il me faudra une seconde lecture.
Ce récit hanté de l’intérieur fait vraiment perdre à ses personnages et au lecteur les notions de temps et d’espace. Le temps de l’écriture est coincé entre la réalité et la fiction.
Au final, il m’a quand même manqué un peu de romanesque pour prendre le même plaisir de lecture qu’avec Né d’aucune femme et Buveurs de vent mais j’ai été vraiment impressionné par l’ambition de ce texte.
Je lui tire mon bonnet.
Olivier de Bouty