Puisque le Rock est de moins en moins, et c’est heureux, ethnocentré sur l’Occident, la soirée d’hier à Supersonic Records nous a permis de voyager du Maghreb au Japon sans quitter la rue Biscornet.
C’est quand on nous demande un mot de passe pour pouvoir entrer au Supersonic que nous nous réalisons que quelque chose ne tourne pas rond… En fait, le Supersonic est réservé ce soir à une soirée privée, et les concerts sont relégués du coup au Supersonic Records, le disquaire d’à côté… Ce qui n’a rien d’un problème d’ailleurs, le son y étant excellent également, et les lumières bien meilleures, permettant aux photographes amateurs de se constituer de plus beaux souvenirs. On est là ce soir pour profiter du passage en ville d’un tout jeune groupe japonais, Kuunatic : il faut dire que, vu le haut niveau de la scène rock, psyché en particulier, du pays du Soleil Levant, on a décidé de ne plus louper un groupe japonais qui passerait par Paris…
Il est 20h45 quand le power trio Cheb Sonic & The Berber Kings prend d’assaut la petite scène, avec une énergie qui ne va jamais leur faire défaut durant les 40 minutes de rock’n’roll vigoureux qu’ils vont nous offrir. Si le groupe se présente comme marocain, avec projection de vidéos drôles mélangeant chameaux, désert, soucoupes volantes, et avec même l’horrible Z(emmour) qui tape l’incruste au milieu, sa musique n’a pas grand-chose d’orientale, ni même de « raï », hormis des paroles en arabe. On est plutôt devant une sorte de classic rock survolté, frôlant parfois le hard rock seventies (un ami nous confiera, sceptique, qu’il a arrêté d’écouter ce genre de musique depuis les années 80…). Le bassiste est sautillant, le batteur déchaîné n’arrive pas à contrôler sa batterie qui fuit sous ses coups, le guitariste est plus réservé mais envoie des solos plutôt inspirés : dommage que le chant, un peu en retrait du reste, déçoive… On apprendra ce soir – en introduction de Surfin’ Tanger – que Tanger est une ville auréolée d’une réputation sulfureuse, mais d’où, en fait, tout le monde veut s’enfuir. On nous dit que l’Occident ayant pillé le Maghreb pendant des siècles, ils ont décidé, eux, de piller à leur tour le meilleur de l’Occident, avant d’entamer une version approximative et culottée du Eternal Flame des Bangles, en arabe. Bon, on avait de temps en temps une sensation d’amateurisme, mais l’énergie était tangible, et l’humour a fait passer bien des choses. Joli succès dans un Supersonic Records désormais bondé.
21h40 : le trio des Tokyoïtes de Kuunatic impressionne d’emblée avec ses tenues modernes mais rappelant les kimonos traditionnels, et avec les visages des trois musiciennes sur lesquels sont dessinées d’étranges arabesques. Avant même que la musique commence, le voyage est entamé. Claviers, basse et batterie, avec un soupçon de flûte par-ci par-là et quelques instruments qui ont l’air plus traditionnels et qu’on secoue de temps à autres, voilà la base sur laquelle Kuunatic construisent leur musique, et surtout posent leurs voix. Des voix majestueuses, imposantes, puissantes, qui sont la principale caractéristique du groupe.
Kuunatic nous offre une musique qui conjugue des pulsations primitives – la batterie de Yuko Araki -, des sons atmosphériques produits par les claviers de Fumie Kikuchi, et une base rock créée par le jeu de basse de Shoko Yoshida : le résultat est qu’on est bien en peine de mettre une étiquette sur ce qu’on écoute, et qu’on peut trouver ça magique (c’est notre avis) ou ennuyeux (à l’arrière de la salle, ça bavarde sans vergogne, et sans guère de respect pour les musiciennes. Le groupe n’hésite pas à aller de temps à autre vers la dissonance, vers l’inconfort, voire à nous offrir quelques moments de chaos.
Shoko râpe son médiator sur ses cordes, recherchant des sons différents, inédits peut-être : elle ne sourit presque jamais, assumant totalement un personnage de teigne renfrognée qui complète parfaitement son jeu de basse. Toute la communication avec le public incombe à Fumie qui nous explique que Kuunatic est en tournée européenne et joue pour la seconde fois à Paris.
Les morceaux sont parfois planants, vont chercher régulièrement le genre de sonorités et de mélodies que l’on associe immédiatement en Occident avec le Japon ancien, tandis que la rythmique ancre le tout dans le rock contemporain. Il suffirait de fermer les yeux pour être emporté, mais on préfère les garder grands ouverts pour jouir de ce spectacle de trois spectres rouges qui s’agitent pour nous.
La toute dernière partie du set de 50 minutes monte en puissance, mais peut-être pas assez pour satisfaire le public rock traditionnel. La salle réclame un rappel qui nous est accordé après un temps de réflexion. Même si le concert aura manqué de cette étincelle qui transforme une musique de qualité en vraie expérience émotionnelle ou esthétique, on suivra désormais nos trois séduisants yōkai…
Texte et photos : Eric Debarnot