Le trop discret compositeur danois Jonas Colstrup revient avec son second album solo cinq ans après le superbe Between Sound And Silence. Moins minimal et plus ambitieux dans le propos, At The Crest s’imagine à la fois comme un voyage contemplatif et une errance dans un monde vie d’humains.
Entre le son et le silence, quel est cet espace résiduel, cet infime trace qui se cache mal ? Que raconte le silence quand il n’a plus rien à dire ? Où se terre l’absence de mots quand la parole s’est éteinte ? Où se cache la douleur quand le coeur ne bat plus la chamade ? Où continue de survivre la nuance de couleurs quand tout est tombé sous le règne d’une monochromie morne ? Où survit la merveille quand l’étonnement n’a plus lieu d’être, quand les ombres s’estompent dans le rien ? Que raconter quand il n’y a plus rien à raconter, quand tout a déjà été dit et mieux dit ? Peut-être faut-il s’abandonner au silence, à son rythme, à son paradoxe. Se laisser aller, se perdre, se diluer, déambuler, errer. Marcher pour oublier que l’on est, pour oublier qui l’on est.
Il y a les musiques qui divertissent et puis il y a celles du dedans, celles qui s’affranchissent de toute utilité. La musique de Jonas Colstrup, éminemment instrumentale, n’est assurément pas une musique de divertissement, une matière de consommation. Au contraire, elle vient asseoir en nous une contemplation ou osons-le mot une forme de méditation, un juste recul nécessaire. Elle s’affrranchit donc d’un but, d’une volonté, d’une envie d’illustration. Très marquée par l’influence de son ancien ami et collaborateur Johann Johannsson, les oeuvres de Jonas Colstrup osent l’orchestration lyrique qui ne sont pas sans évoquer un Schumann ou un Mahler. On avait laissé le danois avec un premier album solo prometteur en 2017, le superbe Between Sound And Silence. Ce disque très articulé autour du piano de Colstrup offrait un bel exemple réussi de Piano Solo, on sentait déjà en germe à l’époque une volonté orchestrale bien plus affirmée sur At The Crest. La musique de Colstrup, ici, semble se construire autour de la notion du souffle, à comprendre comme une respiration tant chacun des arrangements, chacun des instruments employés (l’orgue), chacune des voix féminines contribuent de cette impression d’entendre un corps chercher de l’air dans ses poumons comme pour mieux se ressourcer.
At The Crest est en bien des moments touchés par la grâce, oscillant entre minimalisme et maximalisme. On pourrait qualifier le disque de néo-classique mais il y a dans cette appellation une sorte de réflexe passéiste qui irrite l’esprit et finit par rendre tous ces disques douteux. Dans cette notion de néo, ce serait essayer de faire du neuf avec du vieux, de plonger dans un académisme dont on ne tire jamais rien de bon. On serait en droit de tenter une voie parallèle, celle d’une musique classique qui aurait assimilé les règles de la Pop, auquel cas, At The Crest s’inscrit pleinement dans ce courant, dans cette vision des choses, dans cette esthétique. Les motifs répétitifs qu’emploie souvent Jonas Colstrup renvoient tout autant à la musique électronique qu’à une certaine vision de la fugue.
Jonas Colstrup dont l’essentiel de l’œuvre est envisagé pour l’illustration d’images pour le cinéma imagine son travail en solo comme celui d’un peintre, d’un paysagiste qui esquisse des océans, des montagnes. D’où ce sentiment d’infiniment petit face à un immensément grand. D’un grand romantisme, la musique de Jonas Colstrup est celle d’un Wanderer, d’un éternel vagabond, d’un être qui montre le monde tel qu’il est avec sa beauté, sa laideur, ses dissonances et sa quiétude. Et ce qui est beau dans cette musique un peu à l’image de ce que le tunisien Haythem Mahbouli propose déjà et plus particulièrement avec Last Man On Earth, son second album solo à paraître en décembre chez Schole Records c’est que l’humain est totalement absent et en même temps totalement présent dans ces compositions. C’est quand on cherche à faire oublier quelque chose ou quelqu’un qu’il devient si présent. Jonas Colstrup cultive, sans doute sans le vouloir, cette espèce de paradoxe.
Tout au long de ces huit pièces sublimes, on y perçoit aussi une absence, une ombre qui ne dit jamais totalement son nom, qui toujours se cache. L’ombre du silence peut-être, l’ombre de la parole qui ne sera jamais dite. L’espoir de revoir l’autre un jour qui lentement s’étiole, qui lentement se désagrège dans l’attente, dans les secondes et les minutes qui passent, dans l’heure et le temps qui n’en finissent pas de mourir. ET puis il y a ce souffle déjà évoqué, cette respiration, cet halètement comme celui qui accompagne la douleur de l’enfantement, de ce long passage vers la vie, de ce tunnel des entrailles vers la lumière. At The Crest évoque les sommets comme ils évoquent les instants primordiaux, ces longs chemins vers la vie et cet affranchissement du ventre maternel, cette lente distinction entre l’enfant et sa mère. Comment dire autant avec si peu ? On dit toujours plus quand on n’en a plus de mot, quand on n’a plus envie de se faire comprendre.
Tout devient alors musique, la vie, la mort, le silence, un paysage, un tableau. Rien ne compte si l’on n’en entend pas sa musique. Celle de Jonas Colstrup raconte cet espace invisible au coeur du silence, en nous-mêmes.
Greg Bod