Nombreux sont ceux que le radicalisme formel de Gilla Band rebute, ou, plus probablement effraie. Le concert d’hier soir à la Gaîté Lyrique a été une parfaite opportunité de convaincre les plus réticents que cette musique est en fait brillante.
C’est par Paris que Gilla Band terminent leur tournée européenne de soutien au lancement de leur nouvel album, le troisième et peut-être le meilleur, Most Normal. On pouvait se demander si la relative confidentialité de ce groupe à la musique exigeante leur permettrait d’attirer les 750 spectateurs que peut accueillir la grande salle de la Gaîté Lyrique, soit une jauge 50% plus élevée que celle de la Maroquinerie qu’ils avaient remplie lors de leur précédent passage. Quand nous arrivons devant la salle, quarante-cinq minutes avant l’ouverture des portes, nous avons le plaisir de trouver sur le parvis Dara Kiely en train de fumer, dans le froid, et il nous a l’air parfaitement affuté, plus mince que la dernière fois, et bien sympathique, accordant des selfies aux fans : après tout, que la soirée soit sold out ou pas, c’est bien ce qui importe, non ?
20h : C’est sous le doux nom de M(h)aol – prononcer « male » à l’anglaise – qu’officient quatre militant-e-s féministes/ LGBT qui ont choisi un punk rock déconstruit et musicalement improbable pour véhiculer leurs idées progressistes sur les scènes mondiales (enfin, pas encore, mais ça viendra !). En 30 minutes et 10 morceaux, dont le plus court (Kim Is A Punk Type Dog) était en dessous de la minute, avec en plus beaucoup de bavardage bien agréable – largement en français – avec nous, les filles / garçons ont gagné la sympathie totale du public, charmé par leur plaisir de jouer (pas très bien encore, mais là n’est pas le sujet…) et d’être sur scène. Particularité de ce punk rock qui refuse l’efficacité et privilégie le chaos poétique, deux basses dont l’une ultra saturée ce soir, peut-être du fait de l’utilisation d’une partie du matériel de Gilla Band. A la fin, après avoir tous chanté en chœur que nous étions définitivement « fatigués des mecs » (Bored of Men), nous ne savions toujours pas très bien ce que nous avions entendu, mais nous étions contents.
21h : C’est par le fameux – enfin, relativement – Going Norway que Gilla Band attaquent un set qui va durer un peu plus d’une heure et quart : « That’s just mental, what is normal ? » est une question parfaite quand il s’agit de décrire la musique du groupe, puisque la plupart des gens la qualifieront de « pur bruit », et rajouteront des commentaires désobligeants devant les hurlements de Dara quant à sa santé mentale (… qui est fragile, en effet, on le sait…). La salle est désormais relativement bien remplie, et l’atmosphère est électrique, le public étant en grande partie constitué de véritables fans du groupe, prêts à en découdre avec le chaos sonique qu’il déversera sans aucun doute sur nous. On repère même sur notre droite un père de famille portant un jeune enfant sur ses épaules, heureusement protégé par un casque anti-bruit : voilà une tentative d’éducation musicale ambitieuse, en tous cas…
La setlist sera, logiquement, largement consacrée au nouvel album, dont les titres s’intègrent parfaitement dans la ligne radicale tracée jusque-là par le groupe, même si la musique joue moins désormais sur la recherche systématique du basculement hystérique. D’ailleurs, d’une manière générale, ce concert semblera moins jusqu’au-boutiste, moins malade, moins désespéré, Dara modérant plus qu’autrefois ses explosions de hurlements, et le groupe tout entier se concentrant sur l’exécution du parcours bruitiste qu’il nous offre. Bref, ce concert aurait été l’occasion parfaite pour convaincre ceux qui accusent Gilla Band de ne produire que du bruit, de forme quasi aléatoire : non, on a au contraire affaire ici à des musiciens accomplis, capables de contrôler méthodiquement chaque son déversé sur nous… Il y a de grandes chances malheureusement qu’aucun d’entre eux n’ait été là ce soir, à la Gaîté Lyrique…
Ce concert sera donc moins dévastateur qu’on aurait pu l’attendre – enfin, jusqu’à la dernière demi-heure, où, et heureusement, tout basculera – et nettement plus impressionnant formellement, techniquement. Avec un son parfait – et très fort – et des lumières « difficiles » (félicitations à nos amis photographes pour en tirer quelque chose) mais parfaitement adéquates à l’atmosphère de chaque titre. Et, si l’on n’avait pas trop envie, ou si l’on était trop prudent pour se jeter dans le mosh pit frénétique qui s’ouvrit au milieu de la salle, le spectacle de ces musiciens cherchant à chaque instant une sorte de précision parfaite dans le chaos s’est avéré passionnant.
Le stupéfiant Bin Liner Fashion a constitué une sorte de sommet temporaire du set, tout au moins jusqu’à ce que Laggard et sa psalmodie hébétée, reprise d’ailleurs en chœur (oui !) par les spectateurs, lui vole sa place. « I spend all my money on shit clothes », répété par tous avec une conviction totale : Eight Fivers a été comme prévu un grand moment d’humour décalé. Et puis, à la fin, sans surprise, le groupe nous a asséné le redoutable Shoulderblades, grand moment de laisser-aller furieux (on hurle « Bleurgh ! Ah ! Oh ! »), avant de conclure la nuit par l’inévitable Why They Hide Their Bodies Under My Garage? qui constitue une sorte de geste libératoire ultime, puisque, après toute cette angoisse et cette ironie, on peut enfin danser comme des tarés sur une rythmique un peu plus euh… conviviale.
Unanimité générale à la fin : c’était l’une des prestations les plus saisissantes, les plus magistrales de Gilla Band, un groupe désormais en pleine possession de ses moyens. Pas sûr néanmoins que Dara et ses potes arrivent à recruter un large public avec cette approche extrémiste. Mais qui parmi nous s’en soucie ?
Photos : Robert Gil
Texte : Eric Debarnot