Le label japonais Schole Records sort encore une merveille avec le second album du compositeur tunisien Haythem Mahbouli installé au Québec. Cette œuvre immersive et sombre est une belle déclinaison sur une image d’un monde en plein effondrement… Last Man On Earth rappelle par son ambition la beauté d’Henosis (2019) de Joep Beving.
Peut-être faudra-t-il un jour reconnaître l’importance d’un artiste comme Akira Kosemura sur la scène néo-classique actuelle ? L’importance d’un label aussi discret que Schole Records est à rappeler encore et toujours. Pourvoyeur de merveilles, la maison de disque tokyoïte nous a déjà offert à découvrir les disques de l’allemand Tim Linghaus, ceux de Flica, les collaborations précieuses entre le pianiste français Quentin Sirjacq et Dakota Suite, les disques fabuleux de Motohiro Nakashima (Le méconnu We Hum On The Way Home). Quand parfois la scène dite néo-classique se perd dans une certaine paresse, être signé sur le label Schole Records est déjà un bel indice sur la qualité de l’objet que l’on s’apprête à entendre. Ce label se refuse à confondre Muzak et musique instrumentale, se dégage de cette production un sentiment de singularité, une richesse belle et unique.
En ces instants où l’actualité fait craindre les cataclysmes et les hivers nucléaires pour l’humanité, le tunisien Haythem Mahbouli crée la bande-son de cette angoisse, de cet Armageddon en devenir. C’est d’une grande beauté mais c’est aussi d’une grande tristesse. Last Man On Earth assume un lyrisme absolument désespéré qui n’est pas sans rappeler ce grand disque injustement oublié du regretté Jóhann Jóhannsson, son sublime Fordlandia de 2008. Comme ce dernier, Last Man On Earth investit une démesure mais un démesure sans humain, avec ici et là quelques traces de la splendeur passée et disparue de l’industrieuse humanité. On plonge dans cette anticipation d’un futur possible sans trop savoir l’où on se rend, seules les grandes nappes de violons nous donnent quelques sentiments de reconnaissance. Ce disque ressemble en bien des points à un requiem pour quelques ruines fumantes, un peu comme ces images de drones que l’on a oublié aujourd’hui qui survolaient la ville d’Alep, du moins ce qu’il en restait.
On devine, on suppose la misère qui se cache derrière ses images, notre inconscient les entend mais nos yeux ne les sentent pas ou alors peut-être seulement cette odeur tenace et entêtante, celle des corps qui se transforment et disparaissent. A travers sa musique exclusivement instrumentale (parfois accompagnée de voix provenant de haut-parleurs et transmettant des messages impersonnels), Haythem Mahbouli en dit plus que bien des philosophes sur un monde qui se perd et a peut-être déjà disparu. On avait déjà repéré les travaux du tunisien par la découverte de son premier album en 2019 (déjà chez Schole Records), le superbe Catching Moments in Time où le musicien laissait libre court à sa capacité à concocter des mélodies éminemment impressionnistes. On avait déjà perçu chez cet artiste un sens de la dramatisation, de la narration à la fois lyrique, romantique et obscure de sa musique. Il faut dire qu’Haythem Mahbouli est issu de la scène Metal et que l’on en perçoit des vestiges dans ce sens épique du drame.
Haythem Mahbouli présente en ces termes le disque : « Last Man On Earth est un album concept. L’enregistrement nous projette dans le futur d’une Terre hostile où l’humanité elle-même risque l’extinction. L’album envisage le dernier voyage de l’homme sur notre planète et invite ses auditeurs à se plonger dans sa dernière conquête harassante. Le dernier morceau raconte les derniers jours du seul homme survivant sur Terre. Il est malade, il est à bout de souffle, mais il capte un dernier message pour l’avenir, s’il y en a un. Ses mots sont les derniers jamais prononcés. »
Il y a quelque chose de théâtral dans la musique du tunisien, quelque chose qui relève du surhumain et du spectaculaire. Ce qui rend sa musique singulière dans ce genre très normé qu’est la musique néo-classique, c’est qu’il ne s’appuie pas dans sa composition sur le seul piano mais qu’au contraire, il utilise tout un panel d’instruments comme autant de personnages qui viennent servir son histoire et son propos, l’identité de chacun de ces instruments est comme un filtre qui vient enrichir la singularité de l’ensemble.
Aussi étrange que cela puisse paraître, c’est le poids d’une absence que l’on ressent tout au long de ce disque éprouvant et émouvant, l’absence de tout mysticisme rassurant, l’absence de toute trace de présence humaine perdue dans la nuit des temps, l’absence d’espoir et de croyance, l’Absence avec un grand A qui étouffe tout. Last Man On Earth est un album claustrophobe et cloisonné qui nous saisit souvent, qui ne nous lâche jamais. Ce qui nous saisit peut-être le plus c’est combien peut être belle cette apocalypse, combien ces images d’incendies qui dévastent tout sont d’une beauté cruelle mais bien réelle. On entendra ici les mêmes interrogations perçues chez le membre de Sigur Ros, Kjartan Sveinsson et sa pièce musicale sublime Der Klang der Offenbarung des Göttlichen en 2016.
La musique d’Haythem Mahbouli peut sembler d’une exquise simplicité mais elle est gorgée de chausse-trappes et de pièges qui la rendent encore plus magnétique. Elle irradie par son incarnation, par ses doutes, par son obscurité, elle nous offense pour mieux se rendre présente à nous, présente et nécessaire.
Greg Bod