Les Bonnes étoiles, curieusement bien reçu par une critique française sans doute aveuglée par la sempiternelle politique des auteurs, est l’un des premiers vrais ratages de l’immense Kore-eda, qui s’égare en Corée du Sud dans le mélange des genres et une vision par trop idyllique de l’humanité.
Il est quelque part choquant de lire le concert de louanges offert par la « critique institutionnelle » pour accueillir les Bonnes Etoiles, le dernier Hirozaku Kore-eda… qui n’est pas loin d’être son moins bon film… Comme n’importe quel fan, voire n’importe quel familier de l’œuvre du dernier grand réalisateur japonais en activité (le type qui a réalisé des films gigantesques comme Nobody Knows ou Still Walking…) vous le dira sans sourciller. Comme si le niveau dramatiquement bas de la fréquentation des salles de cinéma en ce moment justifiait qu’on mente au public, ou pire, qu’on se mente à nous-mêmes, histoire d’attirer quelques gogos de plus dans les salles obscures. Comme si l’état général assez déplorable de la production cinématographique populaire expliquait qu’on défende n’importe quel film de (grand) auteur en dépit de ses évidentes faiblesses. Ce qui est évidemment totalement contre-productif, et fera encore plus fuir le spectateur, finalement bien plus satisfait chez lui devant ses plateformes de streaming.
Expliquons notre déception : après le triomphe artistique et populaire de Une Affaire de Famille, Palme d’Or cannoise méritée, qui représentait, lui, un nouvel équilibre entre son goût pour le mélodrame et les bons sentiments et son talent pour décrire crûment la dureté du monde en général, ou plutôt de la société japonaise en particulier, Kore-eda a eu la drôle d’idée de transposer en Corée plus ou moins le même thème : voici encore une famille recomposée, construite sur des actes interdits par la société et la loi, le point de départ étant ici le vol de bébés abandonnés par leur mère dans les « baby box » créées à cet effet pour nourrir un trafic crapuleux ! Ce qui permet à Kore-eda de bénéficier d’une distribution superlative – la Corée ayant depuis une trentaine d’années largement dépassé le Japon en termes de cinématographie -, dont le génial Song Kang-Ho, récompensé par un prix d’interprétation parfaitement mérité, et de filmer des paysages urbains ou côtiers magnifiques, différents de ceux auxquels il nous a accoutumés dans ses films japonais.
Mieux encore, Kore-eda « coréanise » son cinéma en essayant à son tour d’adopter ce fameux principe du « mélange de genres » qui a fait le succès de la production locale : les Bonnes Etoiles est à la fois un thriller, longtemps assez énigmatique, une comédie, un drame et un mélo. Pourquoi pas ? Sauf que le versant policier ne débouche sur rien, les personnages potentiellement menaçants des truands et de leur « marraine » finissant par se diluer dans le paysage. Sauf que la comédie reste trop « bien éduquée », trop japonaise finalement, pour que suffisamment de caricature et de dérision ne dynamisent la critique sociale. Sauf que le drame ne survient jamais, tant les personnages semblent avoir tous des ressources illimitées de gentillesse, et surtout tant tous les comportements deviennent justifiables, et tant les pires crimes ne sont finalement pas ce qu’ils semblent a priori.
Le résultat est un film de deux heures dix qui paraît terriblement long – une demi-heure en moins aurait pu partiellement le sauver – et qui, après avoir culminé à mi-parcours dans quelques scènes d’une intensité émotionnelle éblouissante (de ces moments où l’on retrouve intact le pur génie de Kore-eda), se délite littéralement au cours de ses vingt dernières minutes consternantes : la meurtrière est pardonnée par la justice, les trafiquants d’enfants sont de gentils papas, les flics laissent tomber la loi et jouent aux parents de substitution, etc. Rien ne fait de sens, ni en termes de vraisemblance logique, ni en ce qui concerne la psychologie des personnages, noyés dans un sirop assez écœurant.
La déception est donc inévitable, surtout si l’on compare ces Bonnes Etoiles où tout me monde a ses raisons (comme dans une lecture erronée des préceptes de Renoir !) à la noirceur réaliste d’Une Affaire de Famille. Heureusement, il reste, on l’a déjà dit, ce talent fou qu’a Kore-eda pour nous bouleverser avec rien, un regard perdu dans le vide d’une jeune femme à qui quelqu’un recoud un bouton pour la première fois de sa vie, un enfant qui a peur et à envie de vomir au sommet d’une grande roue… Rien ou presque : la fragile beauté de la vie dans sa plus simple expression, que Kore-eda sait saisir comme peu de réalisateurs modernes.
Après ce faux pas, qui, soyons clairs, n’a rien de dramatique, rien de honteux, on aimerait qu’il revienne au Japon, et qu’il se cantonne la prochaine fois à une histoire simple, qu’il saura enchanter comme il l’a toujours fait.
Eric Debarnot