Retour sur Skinty Fia, le troisième album des Dublinois de Fontaines DC, qui sont devenus, peut-être à égalité avec IDLES, le groupe de Rock (ce truc de plus en plus marginal) le plus populaire en France.
Le grand intérêt d’écrire sur un album plusieurs mois après sa sortie, c’est qu’on a eu le temps de l’écouter des dizaines de fois, de le… digérer, de voir comment il prend sa place dans notre vie quotidienne, comment il s’insère aussi dans notre perspective de la musique. Et surtout, peut-être, de le voir interprété sur scène, en live, là où tous les masques tombent et la vérité est nue. Or, à Rock en Seine, le set de Fontaines D.C. a été terrassant, à notre avis le meilleur qu’on ait vu du groupe. Alors, du coup, la première impression mitigée qu’on avait eu, en comparant Skinty Fia (la malédiction du cerf, on y reviendra) à son magnifique prédécesseur, A Hero’s Death, a été revue nettement à la hausse : ce troisième album des jeunes héros de Dublin, un peu trop vite propulsés « nouveaux sauveurs du Rock » après un premier album, Dogrel, qui n’inventait pas la poudre et se contentait de la faire parler haut et fort, est celui de la maturité, comme tout groupe majeur se doit d’avoir dans sa discographie.
On sait que le groupe s’est établi à Londres, et sur l’album a été – inévitablement – nourri de questions identitaires réellement existentielles, comme qu’est-ce que cela signifie d’être Irlandais, et donc en particulier de parler anglais, la langue de voisions arrogants qui vous considéreront toujours comme des inférieurs : la « malédiction du cerf », pour Fontaines DC, c’est ça, la sensation de ne pas être à sa place… sans doute exacerbé (on l’imagine, et peut-être à tort) par le complexe d’imposture que tout artiste sincère – et la bande à Grian Chatten sont indiscutablement sincères… – ressent au moment d’atteindre la reconnaissance publique. Skinty Fia est donc un disque d’indécision, de flottement, voire parfois de malaise, le contraire d’un triomphe, tout en restant un disque de colère : si on l’écoute attentivement, il nous bouleverse, tant il est loin de la déclaration bravache de Big. Tant il est rendu beau par cette incertitude qui fait que le groupe abandonne franchement le post-punk martial tellement à la mode, pour composer une musique beaucoup plus ambigüe, sur laquelle les psalmodies monotones de Grian Chatten se posent avec une sorte de maladresse touchante.
L’ample et magnifique introduction de l’album, In ár gCroíthe go deo – ce qui signifierait « Dans nos cœurs pour toujours », une phrase apparemment polémique lorsqu’une famille irlandaise a voulu l’inscrire sur une pierre tombale sans sa traduction anglaise – prouve d’emblée que l’époque où le groupe ne se souciait que de conquérir le monde est bel et bien passée. Bien sûr, Jackie Down The Line a toutes les caractéristiques d’un hymne pour festivals, voire pour stades, mais il suffit d’écouter les paroles qui peuvent être lues comme un constat d’incompréhension entre Anglais et Irlandais : devant la haine et la crainte qu’il inspire, le jeune Irlandais n’est-il pas tenté d’endosser l’image de brute qui lui colle à la peau ? (« I don’t think we rhyme / I will wear you down in time / I will hurt you, I’ll desert you / I am Jackie down the line / I don’t think we rhyme / I will make your secrets mine / I will hate ye, I’ll debase ye » (Je ne pense pas qu’on aille ensemble / Je vais t’épuiser avec le temps / Je te ferai du mal, je t’abandonnerai / Je suis Jackie sur toute la ligne / Je ne pense pas qu’on aille ensemble / Je ferai miens tes secrets / Je te haïrai, je t’avilirai…).
The Couple Across the Way, avec son accordéon, est d’une beauté saisissante, et traduit une maturité étonnante dans la manière dont elle représente le vieillissement d’un couple, l’usure de l’amour, avec ce qui est peut-être le plus beau texte que Grian Chatten ait écrit à date : « Across the way moved in a pair / With passion in its prime / Maybe they look through to us / And hope that’s them in time » (En face, il y a un couple qui a emménagé / Leur passion est à son apogée / Peut-être qu’ils nous regardent / Et espèrent que qu’ils seront comme nous à notre âge) est une phrase qui vous froisse le cœur comme on en a entendu peu dans une chanson en 2022.
Ça pourrait bien être notre titre préféré de l’album, mais il y a ensuite, presqu’à la fin de Skinty Fia, et juste avant que tout se délite dans un Nabokov franchement déprimant, un morceau incroyable, I Love You, sans doute le plus fort, le plus enragé du groupe : une sorte de chant d’amour à l’Irlande, qui peu à peu, dérive vers une condamnation radicale de tous les dysfonctionnements du pays, et de son système politique… et qui explique pourquoi lui, Grian Chatten, a choisi l’exil : « And now the flowers read like broadsheets, every young man wants to die / Say it to the man who profits, and the bastard walks by / And the bastard walks by, and the bastard walks by / Say it to him fifty times and still the bastard won’t cry / Would I lie? » (Et maintenant les fleurs se lisent comme des journaux, chaque jeune homme veut mourir / Dis-le à celui qui en profite, et le bâtard passe sans se retourner / Et le bâtard passe, et le bâtard passe, sans se retourner / Dis-le-lui cinquante fois et jamais le bâtard ne pleurera / Est-ce que je mentirai ?).
Plus mûr, et encore plus en colère, voilà un groupe désormais au sommet. Espérons qu’il n’en redescendra pas de si tôt.
Eric Debarnot