Le nouvel album de l’androgyne Art d’Ecco fut l’une des meilleures sorties discrètes de l’été 2022. Six mois plus tard, à l’heure des flocons, de la bûche glacée et des cadeaux sous le sapin, il est grand temps de l’ajouter à vos lettres au Père Noël.
Il est des péchés qu’on qualifierait de mignons. D’autres, en revanche, sont tout simplement trop sexy pour laisser votre serviteur tout à fait indifférent. Et puisque tous les prétextes sont décidément bons pour causer paillettes, platforms et boas emplumés, il n’est jamais trop tard pour revenir sur une platée de glam qui aurait échappé à nos radars. Parlons donc d’un artiste que nous ne nous serions pas attendus à voir revenir aussi vite, mais avec lequel les retrouvailles n’ont pour l’instant jamais été pénibles.
On l’a toujours bien aimé, Art d’Ecco. Il faut dire qu’on ne rencontre pas des animaux pareils tous les jours, même si on aimerait bien. Un canadien monté sur talons hauts, posant avec conviction, charmant sans forcer, que ce soit par la pétulance de compositions comme TV God et Desires ou par son look décalé à base de carré postiche et de maquillage de Pierrot. Pour ne rien gâcher, sa discographie est pour le moment une trajectoire aussi stimulante qu’ascendante. Day Fevers (2016) rendait curieux, Trespasser (2018) était fort sympathique, In Standard Definition (2021) était réjouissant et After The Head Rush se révèle excellent. Comme l’indique le titre, nous barbotons ici dans le sillage direct de Head Rush, single de l’album précédent qui dépoussiérait les shuffles à platform boots pour tisser un groove glitter mâtiné de disco retors. Pourtant, le nouveau look de notre frontman a de quoi surprendre les habitués. Art a visiblement troqué sa perruque de corbeau à angle droit pour un mini-mullet peroxydé. Pourtant, comme l’indique son titre, l’arpent auditif de ce nouveau projet maintient et prolonge le cap établi par son prédécesseur. Le changement capillaire dans la continuité sonore ?
Plutôt, oui. Au programme, donc, un glam rock à la fois classique dans ses références et très actuel dans son traitement. L’écriture a la précision d’une horlogerie suisse, avec des refrains aussi savoureux que le chocolat du même coin. Midlife Crisis est le genre de single invasif contre lequel il est illusoire de vouloir lutter. Un blitzkrieg de guitares et de synthés qui aurait sans doute fait les grandes heures de Top of the Pops en 1973, mais qui ne cède jamais à la pure nostalgie fétichiste, transcendant le vintage pour confier des angoisses on ne peut plus intemporelles. Même combat pour Only Ones, qui sonne comme la concrétisation d’un rêve post-moderne de Marc Bolan, riffs fuzzy et vocaux sous air comprimé à la clé. Le lyrisme désespéré de Erasure fantasme sur Heroes et atterrit presque fortuitement en plein milieu des pâtures d’Ezra Furman. Palm Slave sonne comme Morrissey enfilant une mini-jupe en douce derrière les synthés de Gary Numan. Get Loose se niche dans un point mort parfait entre Depeche Mode, Adam Ant et Jobriath, et aurait facilement pu sortir durant n’importe laquelle des cinq dernières décennies, tant son groove ultra-entraînant rend ses mélodies indatables.
Non content de transformer l’essai glitter, After The Head Rush s’autorise en prime quelques détours malicieux par le ska (Until The Sun Comes Up), le funk (I Was A Teenager), la dance (Sad Light Disco aurait pu marcher chez Grace Jones) et la pop (Run Away, comme Ray Davies et Gloria Jones en pleine soirée pyjama), sans jamais paraître trahir sa ligne stylistique ou sortir de son sujet. La part belle est faite à une esthétique rétro, que le groupe revisite systématiquement pour mieux en affirmer la pertinence contemporaine. Sur le plan strictement sonore, le fil rouge fluo demeure la voix androgyne du chanteur, à la fois enjôleuse, poseuse et intrigante, louvoyant avec aise au gré des mélodies mutines de ce nouveau projet. On pense à Bolan pour la gouaille coquette et à Bowie pour les performances d’acteur outrancier, mais aussi à Russell Mael pour cette capacité à roucouler en se jouant constamment de l’auditeur, à caresser un second degré exubérant sans jamais se laisser éclabousser par le ridicule.
Comme sur Here Come The Warm Jets de Brian Eno, l’écoute de After The Head Rush s’achève avec un titre éponyme qui vrombit sur une ligne de basse ravageuse garnie de synthés et de saxophones. Pour pousser la comparaison avec la composition de l’ancien bidouilleur de Roxy Music, la voix n’arrive que pour scander une mélodie sur un instrumental déjà sacrément accrocheur. S’il y a bien un trait d’écriture qui ne vieillit pas, c’est celui d’une idée mémorable derrière une façade faussement simpliste. Avec ce nouvel album, Art d’Ecco semble en avoir pleine conscience, et rentabilise le concept pour mieux se trémousser comme un punk emperlousé sous la lumière noire du dancefloor. Et on aime ça. On aime beaucoup. Pourtant, la force la plus significative de After The Head Rush n’est ni sa redoutable science mélodique, ni son esthétique millimétrée, mais réellement sa capacité à brouiller les pistes temporelles pour faire cohabiter des saxophones seventies, des basses indie, des riffs glam et des grooves synthétiques très actuels. En parvenant à redonner tout son sens à l’expression « faire du neuf avec du vieillot », Art d’Ecco pourrait aussi bien tourner avec Sparks qu’avec Kirin J Callinan. Souhaitons-lui donc les deux, ça ferait de sacrées soirées.
Mattias Frances