Iñárritu illustre une sorte de foire aux vanités dans laquelle s’enchaînent les tirades sur les maux du monde contemporain par un moraliste porte-parole du cinéaste qui se rêve poète en surplomb d’un univers reste irrémédiablement gangrené par la petitesse de l’humanité.
Alejandro González Iñárritu cherchait encore jusqu’alors une série de prétextes pour approfondir sa quête esthétique : après les intrigues chorales et alambiquées de ses débuts, l’exploration du monde du spectacle (Birdman) ou le survival contemplatif (The Revenant) avaient toujours pour ligne d’horizon un idéal formaliste, oscillant entre la virtuosité du plan-séquence et la perfection d’un plan composé au cordeau. Bardo a au moins le mérite de ne plus s’embarrasser de détours pour satisfaire ses lubies : le parcours de ce journaliste et sa « Fausse chronique de quelques vérités » pose d’emblée un programme qui fera de la facticité plastique l’emballage censé nous conduire vers des aphorismes d’une portée philosophique profonde.
La lévitation qui ouvre son film convoque directement leHuit et demi d’un Fellini dont le baroque hantera de nombreuses séquences, et assume donc une écriture qui va osciller entre les délires oniriques, les trouvailles saugrenues et le portrait d’un alter-ego faisant le bilan de sa vie l’occasion de la remise d’un prix (bonjour Les Fraises Sauvages) par ses pairs.
Iñárritu voit grand, son angle voit très large, et son Alexa 65 assortie au superbe travail de Darius Khondji rendra honneur aux écrans 4K, qui distilleront dans toute leur brillance ces plans dignes de National Geographic, des publicités pour les centres de vacances les plus luxueux ou des clips musicaux de prestige : les lieux sont sublimes, les âmes en peine, entre deuil d’un enfant mort-né, fracture identitaire du paria ayant quitté le Mexique pour Los Angeles, et un retour au pays natal (qui, de ce fait, lorgne du côté du Roma de son congénère Cuarón) en formes de règlements de comptes. L’idée est toujours la même : illustrer, comme dans Birdman, une sorte de foire aux vanités dans laquelle s’enchaînent les tirades sur les maux du monde contemporain par un moraliste porte-parole du cinéaste qui se rêve poète en surplomb d’un univers qui, s’il garde ses fulgurances visuelles, reste irrémédiablement gangrené par la petitesse de l’humanité.
Le cinéaste semble se gargariser d’avoir trouvé, pense-t-il, la posture idéale, dans cet écheveau de scénettes qui lui permettent de déployer le nuancier de son talent, entre séquences musicales, délires surréalistes, symbolisme explicite à la lisière du kistch et réflexions sur le passage du temps. En raccordant les visions de son personnage à la création qui a fait son succès, à savoir des docu-fiction lui permettant des innovations esthétiques et la construction de véritables tableaux, le champ est libre pour un récit labyrinthique et dénué de véritable contrainte structurelle. On n’est pas très surpris d’apprendre que cette version de 2h40 en faisait 22 minutes de plus à sa présentation au Festival de Venise, tant sont réunies les conditions de la permissivité esthétique.
Bien évidemment, l’accumulation a tout du cache-misère, et les différentes thématiques ont autant vocation à brasser large qu’à éviter d’approfondir chaque sujet : la mort, la vieillesse, la postérité, l’identité se distillent ainsi dans des motifs qui visent surtout à mettre en image des idées dotée d’un potentiel poétique, et alimenteraient avec excitation une bande-annonce prometteuse : un appartement ensablé, un métro inondé, une montagne de corps ou une statue géante déplacée dans un désert…
On aurait pu accorder au réalisateur une certaine bienveillance, en saluant le courage de laisser totalement libre cours à ses obsessions, dans un autoportrait qui pourrait, dans un même élan, proposer une réflexion sur ses propres failles. Mais une séquence qui essore la mise en abyme achève d’agacer le spectateur le plus patient. En dialogue avec un cynique présentateur télé accroc au like et à l’air du temps, le journaliste écoute une critique acerbe de son travail : « C’est un exercice très prétentieux et inutilement onirique. L’onirisme ne sert qu’à masquer la médiocrité de l’écriture. C’est un méli-mélo de scènes sans intérêt. J’hésitais entre mourir d’ennui et exploser de rire ». Parade facile et putassière, visant à anticiper et désactiver la critique, la mettant dans la bouche d’un personnage détestable pour inciter à une mise à distance. La lucidité d’Iñárritu n’est même plus à mettre à son crédit : elle alimente cette construction générale où la pose l’emporte largement sur la sincérité.
Sergent Pepper