Avis aux prospecteurs. Le premier album de Cheval de Frise est un des trésors les plus savamment enfouis du nouveau millénaire. Aussi, quand un label indé se propose de l’exhumer à nouveau, on chausse ses bottes, on aiguise sa pelle et on sort prêter main-forte et oreille attentive.
Instrumental. En voilà une dénomination périlleuse. Ni totalement un style à part entière, ni totalement une forme identifiable, puisque les genres comme les structures qui y sont proposées peuvent grandement varier. Et grands dieux, comme ils varient. De Brian Eno à Animals As Leaders, le gouffre est vaste et abrite plusieurs continents, dont la plupart semblent voués à rester largement immergés aux yeux du mainstream, comme un gigantesque point mort qui menacerait d’engloutir votre psyché si par hasard vous y posiez votre regard. Car, comme chacun commence à le savoir, ce n’est pas le tout de fixer l’abîme. Il faut surtout s’attendre à ce qu’il vous rende la pareille, et à ce que tout cela débouche sur un duel de regards littéralement assassins.
Mais qu’est-ce donc au juste qu’un cheval de frise, me demanderez-vous avec des pupilles iridescentes de cabris en pleine quête de science providentielle. La réponse est simple. Le cheval de frise est l’ancêtre du hérisson tchèque. Et aussi de la dent de dragon. Vous ne me croyez pas ? Très bien, allez donc vérifiez tout ça sur Internet. Ou plutôt non, je vais vous résumer les grandes lignes, ce qui nous permettra d’économiser la distraction wikipédienne. Comment ça, c’est trop tard ? Vous avez encore le droit de ne pas immédiatement obtempérer quand vous lisez un ordre, surtout s’il provient d’un support culturel non-rémunéré. Bref, retournons à nos dadas, je les entends piaffer d’impatience. Le terme cheval de frise désigne une structure de fortification à la fois défensive et offensive, présentée sous la forme de barricades d’épieux croisés, dont la fonction unique est de causer quelques belles emmerdes à tout assaillant en général et à la cavalerie en particulier. Les premiers prototypes s’observaient déjà au pied des oppidums celtiques, ce qui devrait vous éclairer quant à l’ancienneté du bidule.
Accessoirement (mais pas tout à fait, puisque c’est notre sujet du jour) et bien plus récemment, le nom se rapporte également à une formation musicale bordelaise créée en 1998 par Thomas Bonvalet et Vincent Beysselance. Un duo pratiquant une grammaire expérimentale, frénétique, à la fois abstraite et hyper-structurée, hermétique, radicale, poétique et baroque dans la plupart des sens du terme. Et instrumentale, donc. Une batterie et une guitare classique amplifiée. Les moyens du bord, donc. À partir de là, le défi est de bâtir des cathédrales sonores à bases de rythmes brisés et de séquences disparates liées par un mortier où se mélangent noise rock surmené, prog jazzy, math rock logarithmique et concerto post-hardcore imaginé par Jérôme Bosch. Il me faudra m’arrêter là pour les descriptions générales, car il me serait très difficile de vous en dire plus sans finalement échouer à vous communiquer l’empreinte sonore du duo.
Venons-en spécifiquement à la bestiole qui nous intéresse aujourd’hui, et qui s’avère être le tout premier album éponyme de leur discographie. Initialement paru en l’an de bug 2000, il nous revient tel un spectre polyrythmique dansant à contretemps, via une réédition en numérique, cassette et double vinyle sous la houlette de Computer Students, label indé new-yorkais dévoué corps et âme à la cause expérimentale. Le disque se paie au passage un excellent remaster supervisé par Carl Saff, dont le cv pléthorique (plus de trois mille crédits en tant que technicien) a probablement servi de passerelle d’acheminement pour transférer les exemplaires physiques directement depuis son studio de Chicago jusqu’à nos contrées. Qu’importe le flacon pourvu qu’on roule sous la table, me direz-vous. Vous avez raison, mais ça n’a jamais empêché certains fanatiques d’objets de collectionner les bouteilles les plus élégantes. En l’occurrence, ce nouveau conteneur est parfaitement digne de figurer sur les étagères de tout bibelomane de goût.
Encore une fois, il serait hasardeux de tenter de décrire précisément l’expérience procurée par l’écoute de cet album. Disons simplement que vous aurez rarement entendu une guitare classique sonner de la sorte, et que les différentes pistes du projet sont à apprécier comme un tout global, une sorte de grande fresque hérissée, gothique et post-moderne, comme la bande-son d’une histoire terrifiante et tordante où se croisent moustiques, monstres, feu, lin et bougie (tout est dans les titres des chansons). Imaginez une symphonie métal à base de guitare nylon dénichée dans le grenier de la ferme de mémé, ou un poème sonore rythmé par un batteur surdoué à qui on aurait donné carte blanche pour se lancer simultanément tous les défis dont il avait toujours rêvé. Il y a comme une recherche de l’insaisissable total et du chaos virtuose dans cet acharnement à ériger les constructions les plus incroyablement instables, à les pousser à s’écrouler pour en rattraper les morceaux in extremis et les ré-empiler en de nouvelles tourelles impossibles. C’est toute la force de cet album à nul autre pareil que de pouvoir nous faire admirer tout ce que la maîtrise peut receler de dangereux et tout que le danger peut nous apprendre en matière de maîtrise. Instrumentalité, donc. Dans tous les sens du terme, assurément.
Mattias Frances