Si vous l’aviez, comme nous, manqué à sa parution en format digital et CD, plus tôt cette année, la sortie en vinyle du cinquième album de Lykke Li est l’occasion de découvrir son travail le plus ambitieux et le plus singulier.
« There’s no hotel, no cigarettes / And you’re still in love with someone else / And it’s cracking dawn, street soaking wet / And I’m on your doorstep, not losing yet » (Il n’y a pas d’hôtel, pas de cigarettes / Et tu es toujours amoureux de quelqu’un d’autre / Et c’est l’aube, la rue est trempée / Et je suis à ta porte, je n’ai pas encore perdu…) (NO HOTEL)
C’est peu de dire que l’ouverture de EYEYE, le cinquième album de Lykke Li impressionne : quasiment a capella, la Suédoise attaque son sujet habituel (la fin de l’amour, l’insupportable douleur de ne plus être aimée) au plus près de l’os. Dénudée et sincère comme jamais encore. La voix de Lykke Li indispose, et fera fuir certaines, certains aussi : pas d’inquiétude, elle a toujours affirmé détester sa voix, elle aussi ! Et ça continue avec YOU DON’T GO AWAY : aussi dépouillé, aussi douloureux, et avec un titre encore une fois en majuscules, ce qui est l’équivalent d’un cri, paraît-il.
Depuis le triomphe gigantesque de son I Follow Rivers (mais dans une version remixée, rendue « commercialisable », ce qui n’est pas anodin), Lykke Li semblait avoir peu à peu perdu de sa force, de sa pertinence. EYEYE (divine symétrie du palindrome) promet de changer tout ça et de remettre la femme au cœur éternellement saignant en pleine lumière. Et puis non, l’audace des deux premiers titres se dilue – un peu – à partir de HIGHWAY TO YOUR HEART, qui voit Lykke s’entourer plus classiquement d’instruments acoustiques (elle aurait sans doute pu même se passer des claviers…) : bon, l’album a été enregistré dans sa chambre, et pas dans un studio, ce qui lui confère un sentiment étrange d’intimité qui continue à la distinguer des disques précédents de Lykke, et la production de son vieux complice Björn Yttling est exemplaire d’originalité (de bizarrerie ?).
Il reste que, même sans le défi du dépouillement intégral que l’on aurait aimé voir tenu durant tout le disque, l’aspect obsessionnel de cette description presque sauvage d’une rupture subsiste, la douleur demeure, s’étale sans pudeur ni modestie. Il y a peut-être, seule exception, ce CAROUSEL qui laisse transparaître, au moins dans sa musique, un peu de lumière. Pas dans les paroles, néanmoins : « Never rained like this / Never hurt like this / Oh, carousel / I’m under your spell / Hurts like hell » (Il n’a jamais plu comme ça / ça n’a jamais fait mal comme ça / Oh, carrousel / Je suis sous ton charme / Ça fait mal comme l’enfer) (CAROUSEL)
Il est possible de voir le minimalisme des mélodies – à l’exception de OVER, qui peut fonctionner indépendamment de l’album – comme un manque d’inspiration, et donc une faiblesse de l’album, mais on ne ressent aucun ennui durant la demi-heure que dure cette promenade spectrale dans le cauchemar éveillé d’une femme trahie par la vie. Il faut maintenant en arriver à la déstabilisante conclusion de EYEYE : ü & i abandonne les majuscules et laisse cette musique, que l’on a écoutée comme un témoignage frontal d’une infinie et interminable douleur, se diluer dans un concept sophistiqué. Les paroles de la première chanson, NO HOTEL (alors qu’on a entendu le son d’un magnétophone que l’on rembobine), sont maintenant chantées à l’envers (Ekil uoy evol annog m’I tub / (I dna uoy si eivom eht, I dna uoy si eivom eht / …), suggérant que le disque est en fait une boucle qui se referme. Mais avec une vraie différence : la chanson suggère que, au moins dans les rêves de Lykke Li, il pourrait exister un film où cette histoire d’amour ait un happy end.
« Close your eyes, your eyes / The movie is you and I » (Ferme les yeux, les yeux / Le film, c’est toi et moi » (ü & i)
Et si, au contraire, toute cette souffrance n’avait été qu’un rêve ?
Eric Debarnot