Avec Godland, Hlynur Pálmason livre une œuvre aride mais envoûtante, sachant, à la fois, sublimer l’hostile majesté des paysages islandais et observer, jusqu’à ses limites tragiques, les faillibilités de l’Homme.
À peine pose-t-il un pied ; à peine a-t-il fait quelques pas, malhabiles, sur cette plage grise et nue d’Islande, après un voyage en bateau, malmené par des vagues sombres et hautes, du Danemark où il naquit, qu’il s’écroule comme un tas que l’on aurait fait choir, une masse insignifiante. Que, déjà, il paraît renoncer, rompu et vaincu par les éléments qu’il a contre lui, et sans comprendre réellement que la suite de son périple s’annonçait plus éprouvante encore, et finalement révélatrice, dans les divers antagonismes saillant soudain, des prodromes de sa disgrâce. C’est qu’on n’arpente pas les terres d’Islande, hostiles et majestueuses, en pensant folâtrer. En pensant, même un instant, avoir le dessus.
Et toutes les certitudes, et les idéaux, et la foi, et cette espèce d’arrogance chez Lucas, jeune pasteur danois débarqué ici en cette fin de 19e siècle avec, pour mission, de construire une église dans un village laissé à sa quiétude et à son harmonie, et l’envie de photographier les autochtones rencontrés, se heurteront puis s’écrouleront face à cette évidence. Face aux splendeurs, d’abord, d’une nature sauvage et impitoyable, d’une nature qui éreinte, qui, sans cesse, fait courber l’échine, lutter contre le vent, contre le froid, contre la pluie, contre la neige, les lits imprévisibles des rivières et les dangers de chemins escarpés, et qu’il finira par rejeter, haïr profondément. Puis aux disparités des Hommes, à l’incompréhension d’autres dont il ne saura saisir les volontés et les différences, embrasser les pratiques et, au commencement, ne serait-ce que leur langage.
Le récit de ce pasteur ployant, peu à peu, sous ses propres fautes morales et son incapacité à trouver sa place, a été imaginé par Hlynur Pálmason après que furent retrouvées, en parfait état, plusieurs photographies anciennes de l’Islande du 19e siècle, à l’époque sous domination danoise, et s’en inspirant alors pour leur inventer quelles circonstances, quelle histoire, quel destin qui emporteraient avec eux, là-bas près des glaciers, ténèbres et secrets. Car les drames couvent, surgis de rancœurs précoces, de différends larvés, entre Lucas, certes peu sociable, raide dans ses convictions et ses principes, et Ragnar, natif rustre et taiseux, à l’écoute du climat et des flux telluriques, qui lui sert de guide pour aller au village par son accès le plus long, puisque Lucas l’a décidé pour prendre le temps de photographier, à travers landes mouillées et montagnes noires, tandis qu’un volcan s’ébroue au loin.
Scindé en deux parties, Godland est d’abord une expédition, physique, une odyssée, spirituelle. Traversées des silences, des rumeurs et des fracas d’une Islande primitive. Lucas y abandonnera tout, sa vie presque, et s’opposera invariablement à Ragnar sur la façon d’appréhender Dieu et la nature. La deuxième partie, circonscrite au village où Lucas, comme revenu d’entre les morts, attend patiemment que son église soit bâtie, montre la vie simple et douce de ses habitants, peu enclins aux défauts du monde, mais pas forcément accueillants avec un sujet de la Couronne ayant autorité sur leur pays. Le bonheur, ou ce que l’on pourrait nommer une forme de grâce, ou s’en approchant, paraissent s’installer, frémissants, palpables tout à coup jusqu’aux plaisirs de la chair, de cette chair que l’on touche pour la première fois. Mais ce serait oublier ce qui désuni, encore, Lucas et Ragnar, et venant, in fine, se rappeler à eux de la façon la plus futile et la plus inepte, mais la plus immensément tragique.
Pour son troisième film, Pálmason livre une œuvre aride, mais superbe, sachant capter à merveille, avec la complicité de sa directrice de la photographie Maria Von Hausswolff, les beautés incroyables des paysages islandais. En ravir les lignes et les configurations, la matière, vivante ou putréfiée, l’organique et le minéral, l’élémentaire enfin, des ciels inconstants aux étendues infinies. À ces envoûtements esthétiques permanents se juxtapose une réflexion sur les faillibilités de l’Homme, qu’il soit de Dieu ou, disons, « simple mortel » (questionnements existentiels et religieux, croyances et traditions, patriarcat et insociabilité…), et des deux, Pálmason en observe la violence tristement commune qui, au fil des saisons, laissera son empreinte à la terre.
Michaël Pigé