Même si l’on aime le travail d’Oriol Paulo, maître catalan du « thriller hitchcockien », et tout en prenant plaisir à une intrigue magistralement menée, les Lignes Courbes de Dieu déçoit cruellement du fait de sa représentation caricaturale d’un établissement psychiatrique.
Si le roman du journaliste espagnol Torcuato Luna de Tena, Los Renglones torcidos de Dios, écrit en 1979, est quasi inconnu en France (nous n’en avons d’ailleurs pas identifié de traduction en français), il a connu une petite célébrité en Espagne, du fait de sa peinture pour le moins frappante d’un asile psychiatrique : l’écrivain avait été lui-même interné volontairement pendant 3 semaines pour nourrir son livre, et il affirmait en avoir tiré le plus grand respect pour le personnel soignant… Le livre a d’ailleurs été adapté une première fois au cinéma en 1983, dans une production mexicaine peu connue de ce côté de l’Atlantique.
Le principe de ce « thriller médical » consiste à suivre l’internement volontaire d’une jeune femme, brillante détective employée par la famille d’un patient décédé dans l’hôpital, et déterminée à enquêter « en interne » sur cette mort. Comme on peut s’y attendre à partir de ce préambule, le problème d’Alicia Gould ne sera pas tant de faire la lumière sur ce qui s’est réellement passé, que de réussir à convaincre le personnel hospitalier qu’elle-même n’est pas folle, pour arriver à recouvrer sa liberté. Un thème qui fait écho à celui de films importants comme Vol au-dessus d’un Nid de Coucou, Shutter Island, et surtout l’impressionnant Shock Corridor de Sam Fuller avec lequel il a de nombreux points communs…
C’est donc le brillant réalisateur/scénariste catalan Oriol Paulo (Innocent, Mirage, l’Accusé) qui a été chargé d’une nouvelle adaptation cinématographique de cette histoire, qu’il a prudemment, mais habilement conservée dans les années 70 (la période est clairement marquée lorsque l’on voit un portrait du Caudillo remplacé par une photo du roi dans un bureau…) afin d’éviter que l’évolution technologique, en particulier des communications, ne rendent caduques plusieurs twists de l’histoire, basé sur l’impossibilité d’entrer en contact avec des personnes en voyage à l’étranger. Oriol Paulo, dont on connaît l’aisance quant il s’agit de gérer des scripts complexes nécessitant une participation active du spectateur, fait ici un boulot impeccable. Oh, il y a bien quelques invraisemblances de ci de là, d’autant plus frustrantes qu’elles n’étaient pas forcément difficiles à éliminer (comme par exemple ce fameux livre qu’on laisse à la patiente au début de l’histoire, qui ne sert guère qu’à témoigner de l’inclinaison de l’une des médecins envers elle…), mais globalement, l’intrigue tient magnifiquement la route sur une durée qui pourrait a priori sembler excessive (deux heures et demi de film), mais qui passe comme une lettre à la poste, avec plusieurs retournement de situations radicaux qui relancent l’intérêt du spectateur.
La construction visuelle du film, souvent éblouissante, et la sûreté d’une mise en scène plus hitchcockienne que jamais (l’une des caractéristiques du style de Paulo) sont également deux gros atouts du film. Mais tout cela ne serait rien sans le coup de force de la construction temporelle inédite de la narration, brillante (mais logique…) manipulation de notre compréhension de la situation, qui ne peut guère que soulever notre enthousiasme ! Pour arriver à une conclusion surprenante (… mais pas tant que ça, nombreuses sont les indications laissées au cours du film laissant présager ce choc final !), qui clôt en beauté un film indéniablement très plaisant…
… mais qui ne peux pas, malheureusement, être qualifié de « bon film » à cause d’un problème de fond, qui est la représentation des patients de l’hôpital, sacrifiant à tous les clichés les plus ridicules du genre : on veut bien croire que cette manière de rabaisser les personnes souffrant de troubles psychiatriques à une condition de sous-hommes répugnants vient du livre (c’est d’ailleurs le sens de son titre : Dieu aurait créé des créatures imparfaites, d’un trait « non droit », mais tordu, avant de réaliser l’homme !), mais il est tout simplement impossible de souscrire en 2022 à cette vision dégradante, voire haineuse de la maladie mentale. Là encore, il aurait été facile de conserver la quasi-totalité de l’intrigue originale tout en faisant preuve de respect vis-à-vis des malades, et on comprend mal comment scénaristes, réalisateur et producteur ont pu tomber dans une telle ornière.
Eric Debarnot