Pour son nouvel album en compagnie du Second Hand Orchestra, l’écossais James Yorkston a convié la suédoise Nina Persson pour livrer une collection de chansons folk délicates et profondes, dont la beauté hivernale est d’autant plus saisissante qu’elle se pare d’une amertume universelle.
C’est quasiment de la triche. Correction, c’est de la triche. Dès les premières secondes, entendre la voix de Nina Persson, bonne fée des Cardigans et A Camp, égrainer le « one, two, three, fff… » avec toute la flamboyance douce qu’on lui connaît si bien, revient à peu près à se pelotonner dans le canapé le plus proche, enveloppé de votre plaid favori avec un chocolat fumant à portée de main, éclairé par les restes clignotants d’un sapin de Noël toujours vaillant à ce stade tardif de janvier (merci les arbres en plastique). C’est exactement ma position à l’heure où j’écris ces lignes. Je serais bien incapable de vous dire si c’était mon intention de la matinée, ou si l’écoute de cet album a instantanément fait apparaître ce douillet barda, comme pour maximiser l’expérience tout en prouvant la réalité de ses pouvoirs magiques. Si cette virtuose explication par chocolat chaud interposé (je pourrais m’arrêter là, croyez-moi) vous rend sceptique quant à la teneur de l’objet, j’imagine que je peux tout de même vous en dire davantage sur les chansons qu’il renferme. La musique. Les textes. Ce genre de trucs. Okay. Donc, bah, voilà, c’est vachement bien. Et oui. Choquant, je sais.
Le premier titre, Sam and Jeanie McGregor, est un excellent prisme par lequel approcher ce nouvel album. Deux minutes à peine de folk pop délicate et accrocheuse et dont les « la-da-da-de-dah » badins encadrent des lignes de textes déchirantes telles que « Is this why I was born, to carry all this hurt, some kind of cruel experiment? ». L’ami James est également romancier. Si vous l’ignoriez, vous pourrez vous en rendre compte assez facilement à l’écoute des textes de ce nouvel album, qui se révèlent tous plus soignés et minutieux les uns que les autres. An Upturned Crab, sous son air naturaliste et trivial, est une méditation douce-amère sur les petits moments perdus par une vie sur les routes, choisie par un père qui aurait pourtant aimé savourer chaque seconde de l’évolution de ses enfants, jour après jour. Sur Keeping Up With the Grandchildren, Yeah, le crabe sur le dos est un vieil homme nommé Brian, étalé sur le dos après une chute malencontreuse lors d’une sortie au parc. Plus de peur pour le narrateur que de mal pour le personnage, on le suppose, mais effectivement une aventure de plus à raconter aux petits-enfants. The Heavy Lyric Police évolue entre nostalgie désenchantée et saveur du moment présent, entre malice et chagrin, entre trivialité du quotidien et magie cachée au fond des collines. La musique de cette chanson est sans nul doute l’un des sommets émotionnels de l’album, et on peut y observer le Second Hand Orchestra en pleine action, s’emballant avec un panache non dissimulé. Les saxophones gonflent leurs phrasés en cascades bouillonnantes dans le flot desquelles le piano, le violon et la mandoline jettent des notes comme autant de brindilles emportées par le courant.
À l’inverse, A Sweetness In You est intimiste, minimaliste, resserré autour de quelques notes de piano ponctuées de percussions feutrées. La voix de James, fragile et voilée d’incertitude, fait des merveilles pour servir un texte dans lequel se niche une douleur irrépressible et sans réel remède : celle de la perte, du deuil et de l’hésitation à informer l’enfance sur la place de la mort dans la vie. A Forestful Of Rogues creuse un sillon voisin avec un violon pittoresque, un piano mélancolique et des harmonies vocales discrètes en arrière-plan. Pieter Paulo Van Der Heyden est aussi drôle que poignante, chroniquant la façon dont certaines amitiés peuvent s’alourdir de certaines déprimes qu’on préférerait pourtant éviter. Et sur la manière qu’a la vie d’arrondir certains angles sur le long terme, parfois avec raison, pour apporter un calme accru à ceux qui sont capables et désireux de se l’approprier. Bonus non-négligeable, les arrangements musicaux recèlent un improbable mais savoureux cocktail de clarinette basse et de guitare râpeuse qui n’auraient certainement pas laissé Tom Waits indifférent. Si vous tendez la narine en inspirant suffisamment fort et longtemps, il y a fort à parier que l’odeur ambrée et fumeuse du pub écossais le plus proche vous parviendra immédiatement, comme un rappel qu’on a tous oublié un pote un peu trop relou, quelque part dans le coin poussiéreux d’un bouge à bière. Et que c’est peut-être très bien comme ça.
Nina est de retour au centre des festivités sur Mary, superbe complainte hivernale où les bois tissent un arrière-plan enneigé où se reflètent les lumières d’une rue familière en période de fêtes de fin d’année, et qui sera assurément bien différente pour chacun d’entre nous. La mélodie agile du chant nous fait voir tout ce que le texte esquisse. L’hiver, le froid, la jeune accordéoniste aux doigts gelés, les mendiants en quête de monnaie, les trains qui passent et les anciens dieux qui, peut-être, observent tout ce petit monde depuis un lieu caché aux yeux humains. Et surtout, la gratitude de pouvoir marcher côte à côte, main dans la main à travers les avenues enneigées, en songeant que chaque histoire tendre est une bienveillance de plus de la part du cosmos. Hold Out For Love est une petite merveille de pop condensée en quelques accords radieux, qui sautillent sur un groove circulaire dont les larges épaules soutiennent vaillamment toute l’affirmation optimiste des paroles. Espérez le meilleur pour vous-même, et gardez toujours en tête la possibilité que cela puisse être ce que vous méritez. De cette façon, vous n’aurez aucun regret majeur à déclarer. C’est, en substance, le message en présence. The Harmony fait honneur à son titre en mariant l’empreinte des deux vocalistes avec un goût et une portée émotionnelle qui ne paraît jamais forcée ou feinte. Les arpèges de guitare classique, cachés au cœur du piano, apportent une nuance fébrile au violon langoureux qui répond aux paroles du refrain.
Sur The Great White Sea Eagle, l’accent écossais de James livre pour nos oreilles une vision du sublime, éclatant, inexplicable et fugace, déniché par un père et sa fille sortis de l’hôpital pour retrouver un peu de liberté en s’aventurant au fond des bois. On suppose qu’il s’agit d’une page autobiographique, car les deux ans de convalescence de la fille de James lui avaient inspiré le bouleversant I Was a Cat From a Book en 2012. L’album s’achève sur A Hollow Skeleton Lifts A Heavy Wing, sublime rêverie de flâneur sylvestre, au cœur d’un monde où les plus petits êtres sont les plus grands, et qui porte la marque d’une vision de la vie marquée par la connaissance de son âpreté qui, bien que ponctuelle, n’en est pas moins terriblement réelle et impactante. Une grâce frêle, doublement hantée par le meilleur et le pire, qui est l’apanage parfait pour une collaboration dont la profondeur émotionnelle égale parfaitement sa beauté d’interprétation. Une fois drainé ce chocolat chaud, qui sait ce que le monde extérieur nous réserve ? Puissions-nous tous apercevoir le grand aigle des mers voler au dessus des bois, dans les moments où nous en aurons besoin.
Mattias Frances