Meilleur remède à la nostalgie stérilisante, Late Developers replace Belle & Sebastian au sommet. Inspiré, léger, doux-amer comme on aime, résolument tourné vers l’avenir, voici un album qui ridiculise les tristes adeptes du « C’était mieux avant ! ».
L’une des pires plaies dans la musique est directement liée à la force inégalable de cet Art, qui s’inscrit de manière quasi indélébile dans nos mémoires et conditionne non seulement nos souvenirs mais également nos attentes : la nostalgie de musiques ayant marqué des moments-clés de notre vie nous empêche d’être réellement ouverts à de nouvelles formes musicales, et même d’apprécier à sa juste valeur l’évolution d’artistes que nous avons tant aimés. Le fameux « c’était mieux avant », si souvent entendu dans la bouche de mélomane immobilisés dans un passé qui tient désormais du fantasme…
Prétendre ici que Late Developers, le nouvel album de Belle & Sebastian, sorti par surprise cette semaine, est l’un des meilleurs depuis leurs débuts, va évidemment rendre enragés les fans qui ne se sont jamais remis de When I’m Feeling Sinister, une œuvre certes majeure de l’indie pop des années 90, mais qu’il convient de laisser à sa place : dans le passé. Bon, il y a quand même une bonne nouvelle pour les inconsolables de leur jeunesse disparue dans ce Late Developers : ça s’appelle Will I Tell You a Secret, c’est une chanson parfaite, qui aurait pu figurer sans problème dans n’importe lequel des deux premiers disques des Glasvégiens.
Ceci dit, il est peut-être temps de passer à autre chose, non ? Parce que les vraies surprises de ce disque, au-delà de sa parution inattendue, ce sont la variété des styles musicaux couvrant allègrement de nombreuses étapes de l’évolution de Belle & Sebastian ces trente dernières années, et le fait que quasiment toutes les compositions sont ici excellentes. Sans même parler du fait que le groupe semble avoir retrouvé cette énergie légère et ludique qui constitue leur plus bel héritage.
Mais pourquoi est-ce que ce Late Developers, pourtant constitué du reste des titres de séances d’enregistrement ayant donné naissance au disque précédent, le déjà très bon A Bit of Previous, lui est encore supérieur ? Parce qu’il est emballé dans une pochette superbe ? Parce que Stuart Murdoch, qui a dépassé la cinquantaine et sait clairement ce qu’il fait, lui a donné un titre génial, symbolisant parfaitement cet attachement au passé (le développement de photos argentiques) si caractéristique de sa génération de boomers, tout en reconnaissant justement le ridicule de ces fixations passéistes ? Parce que, tout simplement, Belle & Sebastian, qui sont un VÉRITABLE GROUPE, et plus seulement la chose d’un unique songwriter, aussi doué soit-il, ont trouvé cette fois spontanément un équilibre surprenant entre chacune des tendances musicales visitées ?
Il y a cette synth pop absurdement amusante de I Don’t Know What You See in Me, le premier et formidable single extrait de l’album, avec un refrain-sparadrap que lui envieront sans doute Two Door Cinema Club. Il y a de la pop à guitares électriques comme la Grande-Bretagne a toujours su en faire mieux que quiconque sur la planète (Juliet Naked, une ouverture d’album irrésistible !). Il y a de la superbe « blue eyed soul » typique de la scène écossaise de l’époque (The Evening Star). Il y a de la dance music souriante et facile à écouter (Do You Follow, et surtout When You’re Not With Me). Il y a des balades douces-amères qui consoleront ceux qui ne se remettront jamais vraiment des nombreuses « trahisons » du groupe, comme ce When We Were Very Young qui règle intelligemment son compte à la nostalgie (« When we were very young / We loved our selfish fun / … / Now we’ve got kids and dystopia » – Quand nous étions très jeunes / Nous aimions notre plaisir égoïste / … / Maintenant, nous avons des enfants et une dystopie). Il y a du folk raffiné et pourtant tellement sincère, ce genre intemporel où le groupe excelle (Will I Tell You a Secret, donc…). Il y a même une ou deux chansons bancales pour nous empêcher d’utiliser des termes trop excessifs pour célébrer ce disque (comme So In the Moment, un beau moment de délire pas très cohérent, mais tellement réjouissant !). Il y a pour finir des maracas et des trompettes qui nous transportent dans une Amérique Latine fantasmée (Late Developers). Mais l’important dans cette improbable salade, c’est qu’on y sent à chaque instant le frémissement d’un collectif inspiré, qui ne peut être que Belle & Sébastian. Et ça, c’est un pur bonheur.
Pour conclure, rappelons l’évidence : la meilleure manière pour que nos souvenirs du passé ne nous empêchent pas d’avancer, c’est de nous en faire de nouveaux, sur la musique que composent et jouent aujourd’hui nos fidèles amis de Belle & Sebastian. N’oublions pas cette phrase si sage, merveilleuse conclusion d’un album qui ne regarde pas en arrière : « The object of your love probably doesn’t exit » (l’objet de ton amour n’existe probablement pas). Pire, il n’a peut-être même jamais existé !
Vive la photographie digitale !
Eric Debarnot