La BD la plus originale de l’an dernier, parue chez Ça et là, pourrait se contenter de ce seul qualificatif. Or, elle possède quelque chose en plus, et cela n’est pas rien : une narration au cordeau captivante alliant drame fantasque et thriller…
En Angleterre, de nos jours. Simon semble être né pour servir de souffre-douleur à autrui, et sa vie ressemble à un roman de Zola. Enfant unique d’un couple tirant le diable par la queue, entre sa mère qui l’exploite et l’engraisse à coup de nuggets industriels et son père alcoolique qui passe ses journées devant la télé à jouer au tiercé, il est également la risée des caïds du quartier qui ne manquent pas une occasion de l’humilier à cause de son poids ou de lui soutirer de l’argent. Si l’avenir ne s’annonce pas des plus radieux pour le jeune garçon de 14 ans, son destin basculera le jour où il rendra un petit service à une voyante de son quartier…
Parue sans faire de bruit au mois de septembre, La Couleur des choses s’est imposée ces dernières semaines comme un mini-phénomène éditorial, bien en vue dans les têtes de gondole des libraires. Et on comprend pourquoi, même si un premier feuilletage n’est pas forcément engageant. En effet, quel intérêt pourrait avoir une bande dessinée (mais sommes-nous encore dans la bande dessinée ?) où les personnages sont remplacés par des petits cercles de couleur évoluant dans un décor minimaliste en vue aérienne ? Oui mais voilà, dès que l’on attaque la lecture, la magie opère. D’abord intrigué, on est vite happé par le récit, pour être ensuite littéralement hypnotisé par cet ouvrage décidément hors normes.
Et si le graphisme est d’une audace incroyable, la narration n’est pas en reste, tant s’en faut, avec un synopsis imparable, digne des meilleurs thrillers, assortie d’un dénouement « WTF » pour le moins inattendu. On est ému par le sort de ce pauvre garçon, Simon, sur qui des mauvaises fées ont dû lancer un sort à la naissance. Issu d’un milieu familial défavorisé, souffrant d’obésité et harcelé par les petites frappes du voisinage, Simon aura toutefois cette « chance » d’avoir joué les bons numéros au tiercé sur les bons conseils d’une voyante à qui il ramène les courses en échange d’un pourboire. Mais quand on ne nait pas avec les bonnes cartes en main, même un coup de fortune comporte des revers… Putain de destin ! Le jeune garçon va se voir entraîné dans une spirale infernale que son statut de mineur va compliquer (non majeur, il ne pourra percevoir les gains sans l’aval de l’un de ses parents) et qui va lui faire perdre les dernières illusions de l’enfance. Car en effet, cette histoire de ticket gagnant placera Simon aux premières loges d’un spectacle peu glorieux, celui du monde des adultes où méchanceté, violence, convoitise et cupidité en seront les principaux protagonistes, où la couleur des choses prend souvent une teinte glauque.
Avec cette œuvre extrêmement ludique, dotée d’un humour discrètement acerbe, Martin Panchaud, auteur suisse tout juste quadragénaire, prend un malin plaisir à brouiller les codes du neuvième art par une lecture en vue aérienne, en substituant par exemple des plans de maison aux cases, en inventant une nouvelle iconographie par l’insertion de pictogrammes, représentations graphiques et divers symboles au milieu d’un déroulé narratif qui s’autorise toutes les fantaisies. Le résultat est véritablement bluffant, plaçant l’objet quelque part entre la pièce de théâtre, le jeu de plateau et l’appli de smartphone.
Démarche oubapienne révolutionnaire, qui n’est pas sans rappeler le travail d’un certain Chris Ware mais aussi cette vertigineuse machine à remonter le temps qu’est Ici, de Richard Mc Guire. Déjà récompensé par le Grand Prix de la critique, nommé en sélection officielle à Angoulême, il n’est pas du tout impossible que La Couleur des choses obtienne le Fauve ultime, mais on peut aisément parier sur une attribution du Prix de l’audace.
Laurent Proudhon