Le pianiste rennais Melaine Dalibert n’en finit pas de nous surprendre par la palette de son jeu et sa porosité à l’émotion. Loin de tomber dans une forme de « facilité virtuose », ce sont le frisson et le transport qui sont au centre de son art. Il glisse au passage un hommage dans Magic Square à cet immense artiste qu’est Ryuichi Sakamoto.
Et si la musique, plus que tout autre art, était l’art du mouvement et de l’espace ? Et si la musique entretenait ce rapport étroit à l’écho, à la réverbération et à la présence du son dans un lieu singulier ? Et si la musique était le seul média qui pouvait troubler les espaces-temps, qui pouvait venir perturber une forme de chronologie toute cartésienne ? Car dans la musique, le temps est au centre de tout mais en même temps, il n’existe pas. C’est dans cet entre-deux, dans ce lieu seul que le temps accepte d’être manipulé, transformé et apprivoisé. De la longueur d’une note, de sa durée, de son ampleur ou de sa sécheresse résultera une perception toute différente. La musique est donc mouvement même quand elle exprime peu, quand elle ne fait pas de bruit, quand elle n’affirme rien avec une éloquence crâneuse. La musique est une occupante clandestine de l’espace et c’est très bien ainsi.
Et si c’était celà toute l’essence de la démarche du pianiste rennais Melaine Dalibert ? Apprivoiser le mouvement dans le silence, accomoder l’espace à la seule dimension du temps du jeu d’une pièce instrumentale. Bannir de cette équation le temps qui passe et qui détériore pour n’accepter que le temps qui se conjugue qu’à l’éternité. Chez le rennais, on peut commencer à percevoir deux volontés ou deux pratiques parfois opposées, parfois réunies. D’un côté, une composition algorithmique qui se laisse porter par l’incident et la surprise comme il l’expliquait dans cette interview à l’occasion de la sortie de Shimmering dans l’excellente collection Mind Travels du label Ici d’Ailleurs et de l’autre une écriture plus conventionnelle, plus Pop pourait-on dire. Pour autant, l’auditeur qui n’en sait rien ne verra pas de grande différence entre les deux pôles d’attraction du musicien. Dans les deux cas, la force présente est d’abord une force centripète, une intériorisation jamais perturbée par les scories d’une virtuosité.
C’est ce qui rend la musique de Melaine Dalibert si aimable dans son sens noble, de ce qui peut être aimé, de ce qui sait se rendre digne d’être aimé. Chez Dalibert, il y a cette quête de la sonate de Vinteuil, de cette phrase de notes qui dit tout avec peu. Pas besoin pour autant de commencer des voyages extraordinaires à la manière d’un Jules Verne pour être ébloui, pas besoin d’aller fouiller le centre de la terre ou de partir tourner autour de la lune. Non, écouter la musique de Melaine Dalibert, c’est comme devenir un satellite de soi-même, entrer en orbite autour de soi et explorer ce qui nous constitue dans un détachement du corps, dans un éloignement nécessaire. Devenir satellite de soi-même, c’est accepter d’être contrôle par la force irrésistible des marées, c’est être bouleversé par le petit rien, par l’indéfinissable, par l’indicible.
La musique est peut-être l’exemple unique de ce qu’aurait pu être – s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées – la communication des âmes.
Marcel Proust
Melaine Dalibert est un grand musicien car il a saisi l’essentiel. La musique n’est pas un art du Son mais plutôt celui du silence. Pas ce silence intimidant qui nous fait peur qui nous ramène à l’absence de vie, à la mort. Non, le silence de Melaine Dalibert est un dialogue au-delà des mots, au-delà de ces verbes qui enferment et finissent par ne plus rien dire. l sculpte le silence comme d’autres travaillent le mot, comme d’autres chantent le désespoir. C’est tout ce que dit Magic Square, cette collection de pièces instrumentales articulées autour de son seul piano. Elles n’affirment rien ces huit compositions sauf cette envie d’exister. Nous savons qu’elle sont là cachées au creux de cet espace tangible.
Melaine Dalibert se reconnaîtra certainement dans cette citation de l’auteur d’A La Recherche Du Temps Perdu car la musique du rennais n’est rien de plus qu’une quête de traduction de ce qui ne peut être dit par des mots à moins d’être déformé. Comme Proust, Dalibert cherche à dompter un lieu, un espace des possibles où le mouvement imperceptible est roi, où le détail est l’essence de tout, où l’infini n’existe que dans l’invisible et l’impalpable. Melaine Dalibert a raison d’invoquer plus des influences provenant de l’art pictural que de la seule musique, tant sa manière de composer fait davantage penser à la suggestion d’un regard qu’à l’appréhension de l’artiste irrité par le vertige du silence et du son. La musique de Melaine Dalibert se fait tour à tour impressionniste puis romantique, minimale dans son jeu et maximale dans l’expression d’une émotion.
Il fallait donc bien qu’à un moment la musique du Français rencontre celle d’un maître en la matière d’impressionnisme, car tout ce que nous venons d’énumérer pour décrire les travaux de Melaine Dalibert pourrait correspondre en bien des points à l’esthétique de Ryuichi Sakamoto. Plutôt que de lui rendre un hommage en reprenant l’une de ses compositions, Dalibert tisse des lignes parallèles avec le japonais en particulier sur A Song. Ce n’est pas du Sakamoto jouée à la manière de Dalibert ou du Dalibert à la manière de Sakamoto. Non, c’est plus subtil, c’est une confrontation pacifique de deux esthétiques où chacune des deux identités a sa place.
On ne sort jamais totalement d’un disque comme Magic Square ou plutôt il ne sort jamais totalement de nous. C’est un espace fait de mouvements et d’émotions, de dialogues sans mots, de lecture de l’indicible et de reconnaissance d’une part de soi dont on n’avait pas même conscience.
Greg Bod