Avec Anna Thalberg, Eduardo Sangarcía a écrit un roman magnifique, superbe, impressionnant de puissance et de majesté. Un roman qui nous met en garde une fois de plus contre la défense fanatique du BIEN, quel qu’il soit. Un premier roman qui ressemble à l’oeuvre d’un écrivain chevronné.
Wurtzbourg, Würzburg en allemand, bourgade qu’on devine riante de Bavière, traversée par le Main, son superbe et imposant pont de pierre, sa magnifique et non moins imposante forteresse de Marienberg, sa raffinée cathédrale Saint-Kilian, son hôpital… le Juliusspital. Julius comme Julius Echter von Mespelbrunn, l’un des princes-évêques les plus connus de la ville, qui a fait construire l’hôpital et l’a financé sur sa richesse personnelle ! Un saint homme. Ou presque. Contre-réformateur convaincu dans une région gagnée par le protestantisme, Julius Echter von Mespelbrunn a financé la construction de cet hôpital avec des arrières pensées stratégiques. Qu’il ait fait raser le cimetière juif pour en permettre l’édification n’est pas un hasard non plus. Et puis, probablement le plus terrifiant, il a contribué (et après lui son neveu) à faire juger et brûler plusieurs centaines de personnes (900 semble-t-il) dans une chasse aux sorcières qui a duré quasi soixante ans. Un bon rythme. Suffisant pour maintenir la population sous pression. Anna Thalberg était (peut-être) l’une de ces personnes. C’est son histoire que nous raconte Eduardo Sangarcía, plus précisément les derniers jours de sa vie, les plus terribles, ceux qui vont de sa capture à sa mort.
Sa mort ? Oui, pardon, elle meurt. Mais ce n’est pas gâcher quoi que ce soit que de le révéler. Autant le savoir, le choix des personnes accusées de sorcellerie était assez limité : avouer et être brûlées (mortes) ou ne pas avouer et être brûlées (vives). Révéler qu’Anna Thalberg meurt ne gâche rien parce que la fin n’est pas tout à fait celle que l’on croit. Il convient donc d’attendre la fin pour savoir comment Anna finit… Révéler qu’Anna Thalberg meurt ne gâche rien parce que ce n’est pas la fin qui compte dans ce roman (même si elle compte un peu). Ce qui compte, ce sont différentes étapes du calvaire d’Anna Thalberg, depuis le moment où deux émissaires de l’évêque lui mettent une cagoule qui sent la salive rance sur la tête, jusqu’au moment où elle finit sur le bûcher, en passant par la torture – la poire d’angoisse, les anneaux de la cigogne, les griffes de chat, deux pages à faire vomir – ou les accusations qui lui valent une condamnation – on l’a vue chevaucher une chèvre aux longues cornes par une nuit de pleine lune. Ce qui compte, c’est la force et l’incompréhension d’Anna qui résiste et n’avoue pas. Ce qui compte, c’est la dénonciation de ce radicalisme qui pousse à faire le pire au nom du bien, pardon du BIEN. Parce que le plus terrible dans le bien est qu’il s’écrit en majuscules et que celles et ceux qui le défendent, sûrs d’avoir raison, de savoir ce qui est JUSTE, VRAI, BON, sont prêts à tout. Et ce n’est pas simplement la religion qui conduit à cela. Toute certitude de savoir, d’être persuadé de détenir la vérité a les mêmes conséquences. Eduardo Sangarcía nous le rappelle. Anna Thalberg n’est pas une dénonciation de la religion, mais du fanatisme en général.
Et puis, pour ne pas laisser penser qu’Eduardo Sangarcía aurait écrit un roman à thèse, philosophique, médiévisant sur le bien, le mal et les sorcières, insistons sur l’essentiel : Anna Thalberg est de la littérature ! Ce qui compte dans Anna Thalberg, c’est la manière dont il est écrit. Le sujet est fort, et demandait un style à la hauteur. Eduardo Sangarcía est à la hauteur. Et même encore plus haut. Passons sur les trouvailles formelles de l’auteur – des phrases décalées, des chapitres dans lesquels les dialogues sont sur deux colonnes – que l’on peut apprécier ou trouver précieuses. Mais tout soupçon de préciosité, d’affectation disparaît à la lecture de la moindre des phrases de ce roman. Quasiment pas une qui ne se lise, et se relise, avec gourmandise, délice et émerveillement. Celles qui décrivent les nuits terribles passées par Anna dans ce cachot répugnant, les errances de son mari dans la forêt, mais aussi celles répugnantes et sanguinolentes décrivant les ravages de la poire d’angoisse dans les parties intimes de la victime. Même celles parlant de la perversion maligne de l’inquisiteur et de la bêtise bornée des voisines et voisins d’Anna. Ces phrases s’enchaînent sans point, sans vraie rupture – quelques virgules et sauts de paragraphe aèrent la lecture –, un fleuve littéraire dont la force emporte et l’élégance subjugue. Dès la première de ces phrases, la toute première du roman, Eduardo Sangarcía réussi à captiver, à créer un rythme puissant auquel on ne résistera pas. Pas étonnant qu’il ait été récompensé du prestigieux prix Mauricio Achar en 2020, à la publication du roman. Eduardo Sangarcía a écrit un très grand roman.
Alain Marciano