Grande voix de la country music, Margo Price ? Pas seulement, et loin de là, même. Strays, son dernier album, varié, autant blues, pop, indie rock que psyché, constitue en tous cas une belle opportunité de découvrir cette artiste singulière, qui met intelligemment en musique le récit de sa vie.
L’une des choses les plus merveilleuses dans le Rock est bien le nombre extraordinairement élevé de gens dévastés par l’existence que l’on y rencontre, et qui y recherchent une manière de conjurer tous les malheurs du monde. Parfois avec succès, parfois sans pouvoir échapper à un destin tragique, en dépit de tout leur talent, voire leur génie. Notre sujet du jour s’appelle Margo Price, elle est peu connue (encore) dans nos contrées, et elle est pourtant clairement douée, mais aussi passionnante. Margo est une chanteuse de country (un genre dans lequel les accidentés de la vie s’expriment particulièrement bien, on le sait !), mais aussi une blues woman, et également autant une fan de psychédélisme que d’americana classique. Margo a connu tant de difficultés qu’elle est aujourd’hui du bois dans lequel se taillent les légendes. Découverte par Jack White, toujours sur les bons coups, alcoolique récemment repentie, elle a enregistré son dernier album, ce Strays qui nous occupe, sous l’influence de psychotropes divers, et en particulier de champignons hallucinogènes. Bref, tout cela fleure bon le Rock US bien profond, entre aspiration à la rédemption et délire psychédélique.
D’ailleurs, dès l’introduction de Been To The Mountain, entre paranoïa aigüe (« Do you ever walk down the street and do you think to yourself / « Am I bein’ watched, man? Am I on the list? » – Vous arrive-t-il de marcher dans la rue et de vous dire : « Est-ce que je suis surveillée, mec ? Est-ce que je suis sur leur liste ?) et réalisme dépressif et halluciné (« I’ve been a dancer, a saint, an assassin / I’ve been a nobody, a truck-driver shaman / So many seasons that I’ve been adrift / Sometimes, I wonder if I even exist » – J’ai été une danseuse, une sainte, un assassin / J’ai été une rien-du-tout, une chaman, une chauffeuse de camion / Tant d’années où j’ai été à la dérive / Parfois, je me demande même si j’existe), le thème de l’album est exposé : ni plus ni moins que le sens de la vie, même lorsqu’il est révélé – ou pas – par l’usage de drogues.
Light Me Up bénéficie de la collaboration de Mike Campbell, et rappelle combien Price a toujours cité Tom Petty comme une référence. Radio est quasi tube radiophonique potentiel, où Margo est assistée par Sharon Van Eten. Change of Heart est une confession autobiographique sur un blues rock avenant, accrocheur, mais peut-être un peu trop convenu : en fait, Strays n’est pas tant un album « indie » qu’un disque de Rock US populaire, qui, en un autre temps, aurait pu triompher dans les charts.
County Road, par exemple, nous paraît tout d’abord trop lisse, jusqu’à ce qu’on réalise que Margo s’adresse à une victime d’un accident de la route… ce qui n’empêche qu’on la remerciera pour la référence bienvenue au grand, et bien oublié, Warren Zevon (« Remember when we got drunk / That time in Ontario / Listening to Warren Zevon / On the stereo » – Rappelle-toi quand nous nous sommes saoulés / Cette fois-là dans l’Ontario / En écoutant Warren Zevon / Sur la stéréo). Time Machine est une ritournelle pop légère et avenante, habillée de xylophone, alors que Hell In the Heartland est une balade country qui semble bien allègre jusqu’à ce qu’elle accélère et que, une fois encore, on comprenne son sujet – et son titre : « In my heart, there’s a hole / Twice the size of God / Try to fill it up with so many things / But still I just feel lost ! » (Dans mon cœur, il y a un trou / Deux fois la taille de Dieu / J’essaie de le remplir avec tant de choses / Mais je me sens toujours perdue).
Anytime You Call est un morceau au final lyrique mais à l’esprit un peu plus indie rock que tout ce qui a précédé, sans doute du fait de la présence de Lucius aux côtés de Margo Price. Lydia est la pièce maitresse de l’album, la chanson la plus longue, la plus sombre – et la plus bouleversante – aussi, car départie (libérée ?) des velléités commerciales des autres morceaux : cette histoire de femme « white trash » à la dérive, sans ressources, sans couverture sociale, rappelle que l’Amérique profonde est un continent de drames humains, jamais assez chantés, jamais assez racontés.
Et à la fin de tout ça, Landfill ne traduit-il pas une sorte de sagesse suprême, acquise à force de survivre à tant d’expériences, tant de drames : de la résilience plutôt que de la résignation ?
Et si on tenait là, derrière l’habillage parfois un tantinet convenu des chansons, une vraie grande artiste ? Ou en tous cas, une voix singulière – et très belle – à côté de laquelle il serait absurde de passer.
Eric Debarnot