David Neerman – Abstract Blur… ou de la plongée dans le rêve

Le multi-instrumentiste David Neerman imagine une musique faite de milles et une référence mais immédiatement personnelle avec une identité forte et racée conviant dans son abstraction floue aussi bien Bartok, Rachmaninoff, Hollis, Wyatt et Morton Feldman comme l’indique fort justement le communiqué de presse qui accompagne l’album. Toutefois cette présentation ne fait qu’esquisser la beauté que l’on rencontre ici.

© Dominique Tassin

Perdre le contrôle, se laisser aller, s’abandonner, perdre pied, tomber les masques, laisser faire, laisser dire. Accepter l’abstraction, laisser les cauchemars s’apaiser, devenir verbe d’action, ne plus être passif. Préférer la complexité à la facilité, se délester de l’empathie pour se recentrer sur soi, ne plus tenir compte des autres, n’être qu’un avec un, ne plus être foule quand on peut être unique. Accepter d’être soi quand les autres ne nous voient pas pour ce que l’on est, renvoyer le jugement aux censeurs et aux juges. Et si c’était cela l’acte de création ? Si pour devenir soi, pour devenir un créateur complexe et unique, il fallait se délester du regard des autres, de leur jugement. Si pour plaire, pour interroger, pour irriter l’enthousiasme, il fallait n’avoir que faire des pensées de l’autre, cet ennemi invisible qui se cache derrière cet auditeur cruel.

Abstract Blur est sans aucun doute un objet sonore qui a été longtemps réfléchi, laborieusement imaginé et dont l’auteur, David Neerman a échafaudé la structure complexe sans penser  à ce qu’en dira-t-on qui limite la créativité. Ce ne sera donc pas sans raison si l’on verra se croiser des éléments aussi hétéroclites qu’une Pop sous opiacés que les Stone Roses ne renieraient pas, mais aussi quelques réminiscences de chants traditionnels irlandais qui renvoient aux origines de Neerman. On retrouve dans ce geste singulier quelque chose qui rappelle la démarche du guitariste Marc Ribot, dans cette volonté à toujours vouloir perdre le contrôle sur ses lignes mélodiques. Abstract Blur ne cesse de jouer avec nos humeurs en allant d’un genre à un autre. Les chansons semblent presque en opposition les unes par rapport aux autres. Ce qui est commun à chacune des neuf pièces qui constituent Abstract Blur, c’est un sens certain de la déambulation et de l’élucubration. Vibraphoniste à la base, David Neerman joue avec la dimension rythmique, la dissèque et la triture.

https://youtu.be/Bf3ZwCicG_M

Accompagné sur ce disque par Eat Gas et Colin Johnco remarqués à la production de Targala, la maison qui n’en est pas une, le dernier album d’Emmanuelle Parrenin mais aussi Esther Perbandt au chant et la composition. Il sera fort celui qui parviendra à limiter ce disque à un seul genre, on y croise aussi bien un trip hop utérin qu’un certain sens de l’abstraction. On sent chez David Neerman une volonté de créolisation, d’hybridation, de collisions entre les styles, de rencontres entre les univers. Et puis ne faut-il pas comprendre cette abstraction dressée comme un manifeste par Neerman comme une traduction de cette pensée magique qui habite généralement le territoire de l’enfance. L’abstraction chez Neerman prend tout son sens dans une forme d’émerveillement, il nous transporte dans un état d’hébétude. Comme le chante Esther Perbandt dans Melancholia dès l’ouverture, il devient alors si simple de perdre le contrôle, quand les cauchemars s’estompent à la lumière, alors la réalité prend d’autres atours, elle devient poétique.

Il y a quelque chose qui relève du réalisme magique dans la musique de David Neerman, il y a une évidence onirique dans ces pièces qui font la part belle à la voix, à la seule musique et à un espace étrange. La complexité qui habite le disque finit par ressembler plus à ces énigmes qui habitent les rêves plus qu’à de l’hermétisme un peu hautain.

David Neerman ne nous lâche jamais dans ce tortueux labyrinthe, il nous tient par la main, un peu comme la voix d’une maman qui raconte ce conte qui nous faisait peur quand nous étions enfants. Quand l’armoire dans l’obscurité venue de la chambre devenait un géant menaçant, quand le pli d’un rideau dessinait des ombres inquiétantes. Quand ce petit filet de lumière dessinait sous la porte une passerelle rassurante avec le monde du jour, celui des grands.

Cette abstraction floue, ce je ne sais quoi que l’on ne comprenait pas encore et que l’on ne comprend toujours pas.

Greg Bod

David Neerman -Abstract Blur
Label : Johnkôôl Records / District 6 / Big Wax
Sortie le 27 janvier 2023