Deux cancers rongent l’humanité, la maladie et le nazisme. Freud, le moment venu relate cette période où l’inventeur de la psychanalyse affronte la maladie qui le tenaille, alors que l’Europe est envahie par un mal insidieux.
Freud est un fumeur de cigares
Freud et les cigares, c’est une longue histoire. L’inventeur de la psychanalyse en fuma sa vie durant, ces cigares cubains lui offrant comme bénéfices, de son propre aveu, une meilleure concentration et une plus longue attention sur les articles à écrire. Et tandis que les cigares de Freud fument, Vienne voit apparaître les fumées du nazisme du pays voisin et celui de son propre nationalisme autrichien. Il n’y a pas de fumée sans feu, et ce feu sera aussi celui de l’autodafé qui brûlera les ouvrages de 95 auteurs, dont les ouvrages freudiens, pour motifs de pseudo-science bourgeoise. Il demeure d’ailleurs que ce motif se trouve encore invoqué à l’heure où un certain scientisme allié à un ardent néo-libéralisme met au brûlot une pensée qui ne passerait pas par les fourches caudines de la scientificité. Ce récit s’étirant du début du XXe siècle à 1939, la mort de Freud, demeure ainsi d’une brûlante actualité.
Le psychanalyste et la mort
Le propos des auteurs, Suzanne Leclair et William Roy, concerne la question de la fin de vie. Et vient interroger à travers la figure de Freud ce qui vient traverser la subjectivité de chacun lorsque la question de la mort se pose. Suzanne Leclair est psychiatre à Montréal. Elle est investie à la fois dans le domaine artistique et dans une réflexion sur l’aide médicale à mourir. Elle a ainsi rejoint en 2016 un groupe de recherche à l’hôpital où elle exerce, suite à l’entrée en vigueur des lois canadiennes encadrant cette pratique. Prenant appui sur sa connaissance de la psychanalyse, elle offre un récit nouant avec habileté et touches sensibles l’intimité et le politique.
1923, Freud a 67 ans. Il découvre qu’il est atteint de tumeurs cancéreuses dans la bouche, conséquence de sa consommation de cigares. Celui qui déclara que « parfois un cigare n’est qu’un cigare » se trouva face à une contradiction somme toute très humaine. Connaissant les effets de ces cigares sur sa santé, étant médecin lui-même, Freud ne put se résoudre à mettre fin à sa consommation de cigares, ce bout de symptôme accroché à sa bouche. Les dessins en noir et blanc et palettes de gris illustrent comme un rêve en fumée ce combat contre la maladie, ce compte à rebours face à la mort, et ce déni comme dernière défense de celui qui écrivit sur la pulsion de mort. Le rouge s’invite alors dans les planches, un carmin tranchant comme une douleur vive, et les dessins photoréalistes cèdent parfois à la difformité qui est celle de la douleur irradiante sur l’esprit. Et dans ce déni non voilé, dans cette traversée de la douleur qui dura 16 années, le portrait en teintes contrastées d’un Freud consommant ses contradictions, mais assoiffé tout le long de vérité.
La vérité comme boussole éthique
En tant que médecin, Freud consulta ses confrères pour faire la lumière sur les premiers symptômes de sa maladie. Sa notoriété d’alors ne fut manifestement pas sans effet sur les réactions de ses confrères, lesquels lui cachèrent la vérité. Pour le rassurer, peut-être, par lâcheté, possible. Toujours est-il que les médecins n’annoncèrent pas à Freud la nature réelle de sa maladie. C’est un jeune médecin que Freud alla consulter auquel le psychanalyste demanda une chose simple mais qu’il n’obtint pas jusqu’alors : la vérité. Dans cette demande simple adressée à un médecin, Freud résume ce qui fit la proposition fondamentale de la psychanalyse, celle de dire la vérité, sans la cacher, quitte à heurter, déplaire. Freud signe alors dans cette demande son amour pour la vérité qui guida ses recherches, ses travaux et son écoute des patients.
Jusqu’au bout, le psychanalyste s’astreint à une hygiène de vie : travailler, en écrivant ses articles, aimer, la vérité en continuant à recevoir ses patients. Travailler et aimer sont pour Freud les objectifs de la civilisation. Et tandis qu’il s’efforce de tenir, de ne rien céder de ce désir, la civilisation, européenne, croule, elle sous un nazisme galopant, mettant l’Europe à feu et à sang. Les auteurs dessinent ainsi les contours d’une éthique de l’aide à mourir, esquissant une écoute de la personne non pas sur le versant d’une hygiène valable pour tous, mais d’une écoute au cas par cas, se repérant en fonction de la vérité de chacun et de son droit à mourir avec dignité et vérité le moment venu.
Ce n’est donc pas un propos sur la mort, mais sur la civilisation, au sens où celle-ci s’édifie selon ce qu’elle fait de ses enfants, de ses citoyens vulnérables, de ses malades, somatiques et psychiques, et de ses anciens. Le moment serait amplement venu pour se rappeler les affres qui divisent et engendrent la guerre, et ce qui unit les individus dans leur vérité. Freud, le moment venu est une bande dessinée humble, intime, mais d’une belle actualité.
Anthony Huard