Chacune des productions graphiques de Olivier Spinewine est matière à un questionnement qui mélange le sens, le texte, la graphie, le dessin et le métadiscours qui relie le tout. Parfois jusqu’à devenir presque abscons, tripant. C’est encore le cas avec le nouveau Pédiluve, approche barrée autour d’un sujet d’apparence anodin : le pied.
Olivier Spinewine est plasticien, enseignant et bruxellois qui, avant de venir à l’art graphique, a passé une formation initiale en analyse littéraire, en analyse linguistique et en logique phonologique. Chaque fois qu’il aborde un nouveau projet, on se retrouve quelque part plongé au carrefour des réflexions entre : le mot, le texte, le signifiant du récit, la technique graphique, l’enchaînement de ces techniques, le message porté par l’enchaînement de ces techniques, et l’affect qu’apporte le lecteur lui-même dans le livre. Et le critique se retrouve perdu en (vaine ?) analyse. Dire qu’on est chaque fois paumé dans le cheminement artistique qui sous-tend l’ensemble est un euphémisme. Je crois d’ailleurs que c’est un des buts recherché par l’auteur.
Le Pédiluve est une série dessinée qui explore et interprète tarses, métatarses et harpions comme une contrainte formelle. L’œuvre varie les techniques et les supports dans une tentative de cheminement qui s’en va, à pieds, sur les briques du pays d’Oz après avoir écrasé les jambes de la sorcière, à la recherche du magicien qui fournira la clé de lecture de l’univers ainsi créé.
Le pied, sujet principal de ce bel objet cartonné, y est matière à des divagations entrant de plain-pied dans une pièce faite de compréhension littérale d’expressions textuelles (peut-on y prendre son pied, quelle expression étrange). Le constat y est habilement suggéré que les extrémités porteuses de l’être humain sont aussi une des clés pour comprendre son approche du monde dans lequel il se meut et s’émeut (quel esprit barré a un jour décidé qu’une partie de l’espèce humaine porterait des talons aiguilles ou des platform shoes? Ou que pour parler d’un scribouillard, on dirait dire qu’il dessine « comme un pied » ?)
Spinewine allume ses synapses, ses neurones, secoue le tout, remonte ce « brol » dans le désordre et se laisse aller à un voyage où on perd pied, entre dessin d’enfant ou art brut. Il convoque le lecteur dans un cheminement halluciné où on avance à petits pas de petits petons sur un fil instable tendu entre réalité et folie.
La pérégrination nous emmène à la revisite des expressions tirées de la sagesse populaire, à la place du talon dans la littérature ou à la statuaire en passant par sa représentation dans la bande dessinée populaire. L’auteur fait vaciller les malléoles de leur piédestal. Pourquoi n’accorderait-on pas une réflexion enfumée à la représentation plantaire tandis que de case en case, avec l’apparent savoir d’une encyclopédie des Lumières, l’auteur nous propose une approche quasi scientifique, comme un herbier / herpied, de la place de l’organe qui maintient l’humain les pieds sur terre, puis de fil en aiguille déconstruit les allégories chaussées dans l’imaginaire humain.
En pratique, on perd pied assez rapidement. A quoi ressemblait l’esprit de l’auteur de Bob et Bobette qui a proposé à la jeunesse des années 80 des héros dotés d’une inclinaison étrange des orteils ? Quelle est la représentation du monde du modiste qui a imaginé la voûte chaussée de santiags pointues ou des sneakers au talon polygonal ? Pourquoi porte-t-on quand même des sandales mal fichues même si on finit par chatouiller le sol de ses petits doigts tous mélangés ? Spinewine ne lève jamais le pied de la pédale et enchaîne les réflexions empruntées à l’observation, au vocabulaire autant qu’à la pure folie. Il laisse libre cours à une imagination qui s’égare dans cette sortie pédestre.
Le lecteur? Votre serviteur a pourtant fait des pieds et des mains pour savoir si au delà de l’essai artistique qui interroge, j’ai envie de conseiller à tout un chacun cette réflexion barrée sur l’organe qui, chez moi, ne fonctionne plus super bien suite à un accident. Et avec lequel j’entretiens par conséquent une relation d’amour-haine particulière, faite de suture et de cartilages manquants.
M’en sortir en disant que je respecte immensément la démarche, mais me questionne sur le plaisir de lecture ? Oui assurément.
Me demander si le pied-à-terre que je me sais avoir dans une approche de l’art où l’intellectualisation du monde finit par avoir plus de place dans ma découverte de cet essai que le plaisir traditionnellement réservé à la BD de produire du récit ? Et que mon approche intellectualisante finit sans doute par aveugler ma critique. Qu’elle oblitère ma capacité à parler véritablement la qualité intrinsèque parfois douteuse du dessin ou de la narration sous-jacente ? Probablement.
Chez d’autres étranges, plus étranges que moi encore, l’essai Le Pédiluve trouvera sûrement chaussure à son pied.
Denis Verloes