Hier soir, la Maroquinerie a résonné de chants gospels inhabituels en ces lieux, pour un concert très dépaysant dans le cadre des Nuits de l’Alligator. Difficile de ne pas succomber aux exhortations à l’extase des Staples Jr. Singers !
C’est une soirée peu commune que nous propose l’Alligator, à la Maro : Paris reçoit pour la première fois la visite de la famille Brown, qui arrive des rives de la Tombigbee River, dans l’Alabama. Le sextet chante et joue du gospel chaque semaine depuis plus d’un demi-siècle, sous le nom de Staples Jr. Singers, un surnom qui leur avait été donné à leurs débuts du fait d’une ressemblance vocale avec les Staple Sisters… Et avec un seul album au compteur, enregistré il y a presque 50 ans (When do we get paid?). Immanquable donc !
A 20h, on démarre tout doucement avec le franco-américain Cory Seznec et son acolyte Daniel Mizrahi, qui nous proposent des réécritures légères, à la fois intimistes et virtuoses, de chansons blues ou country du patrimoine. Cory a une très belle voix, ses parties de guitare – en fingerpicking – ou de banjo sont régulièrement superbes, parfois à la limite de la virtuosité, et certaines chansons accrochent bien, comme East Virginia, gigue country bien enlevée, ou Wood, en conclusion très feelgood. Seul passage moins convaincant, Poisson, l’adaptation d’un poème en français, qui s’inscrit mal dans le programme. On pourra regretter quand même que tout cela reste trop gentil, trop propre. Surtout par rapport à ce qui va suivre…
21h10 : une petite présentation – bien utile – par une représentante de la maison de disques US des Staple Jr. Singers, nous expliquant leur histoire, et nous confirmant qu’il s’agit bien ce soir de leur premier concert parisien de toute leur longue carrière ! Et c’est parti : quatre musiciens (dont deux guitares qui vont faire des merveilles) et deux vocalistes, tous assis, tous de la même famille – il y a, nous dit-on, quatre générations sur scène, mais je dirais plutôt trois, au jugé. Par rapport aux débuts féminins de la troupe, les Staple Jr. Singers sont aujourd’hui masculins, à l’exception – notable – de leur chanteuse, Annie Brown Caldwell. Edward Brown, la voix masculine, semble le plus âgé de la famille, mais il a une voix terrassante de prêcheur exalté, tandis que la voix féminine – plus belle sans doute – le relaie un morceau sur deux et nous offrira les plus belles émotions de la soirée. A droite, assis lui aussi – comme Annie et Edward – sur un confortable fauteuil bien rembourré, A.R.C. Brown manie la guitare électrique avec une dextérité impressionnante, en dépit du fait qu’il semble avoir d’importantes difficultés à se mouvoir…
Comme à l’église, chaque chanson est l’occasion de longues exhortations du public, appelé à chanter aussi sur les paroles les plus simples, alors que le micro passe de main en main. Au premier rang, on se sent particulièrement euh… invités à se joindre aux célébrations bruyantes de la gloire de Dieu : une expérience différente donc de ce que l’on vit en général dans une salle de concerts ! Un peu réticents au début, sans doute impressionné par la présence forte des deux leads aussi proches, les spectateurs se prennent peu à peu au jeu, et on finira au bout d’une demi-heure à offrir enfin en retour au groupe l’intensité attendue, avec un fan qui effectuera en se roulant sur scène une impressionnante démonstration d’extase divine…
Musicalement, comme on pouvait s’y attendre c’est du Gospel classique de chez classique, avec des envolées soul qui vous soulèvent l’âme comme peu de musiques savent le faire, des instants de pure beauté naissant à force d’effort collectif, de répétitions d’accords et de textes exaltés. Le set est donc une alternance entre les moments d’attente, de montée en puissance, de recherche de l’extase et le déferlement d’émotion.
Malheureusement, on imaginait bien que la condition physique des chanteurs ne pouvait pas nous laisser espérer un set trop long, et au bout de 50 minutes, les musiciens restent seuls pour terminer le set, en nous jouant du Blues d’une impressionnante efficacité. Le rappel sera trop court, et ce d’autant qu’Annie ne reviendra malheureusement pas.
Un peu de frustration donc au sortir de la Maroquinerie, mais aussi la certitude d’avoir assisté à quelque chose de réellement exceptionnel, tout au moins ici à Paris, où les occasions d’écouter un gospel aussi « roots », aussi pur, sont très, très rares.
Photos : Robert Gil
Texte : Eric Debarnot