Le barcelonais Raul Refree continue son exploration discrète des ombres aventureuses avec des disques toujours plus beaux les uns que les autres, injustement méconnus chez nous. El Espacio Entre est sans aucun doute son album le plus abouti à ce jour, une merveille élégiaque.
Parfois, je ne sais pas pour vous, mais parfois donc, la vie m’ennuie. Ce qui, hier encore, me passionnait me laisse aujourd »hui de marbre. Bien sûr, je ressens comme un soupçon de culpabilité à l’idée de tromper cette fidélité à un objet qui m’enthousiasmait mais l’élan vital est constitué de ces chronologies étranges où il est bien difficile de saisir la cohérence et la pertinence. Quand vient à s’émousser la curiosité, il faut savoir alors l’irriter par des éléments plus abrasifs, par des textures plus aventureuses et plus énigmatiques. La musique dite expérimentale est sans aucun doute faite pour nous aider à ressaisir cette excitation première qu’une lassitude qui s’installe tendrait à esquinter. Parce que l’on ne comprend pas toujours ce que l’on entend, parce que l’on ne sait pas toujours où l’on s’en va, d’où l’on part et où l’on arrive, la musique expérimentale devient essentielle.
Elle glisse ici et là quelques indices pour nous transporter là où nous souhaitons nous rendre sans même vraiment le savoir. C’est ce que nous propose le barcelonais Raul Refree avec El Espacio Entre. Ce disque a été réfléchi comme une réadaptation de la bande sonore de La Aldea Maldita (Le Village Maudit). Ce film muet de 1930 de Florian Rey qui est le premier d’une série qui ouvrait le genre du drame rural : de La Chasse de Carlos Saura en 1966, en passant par L’Esprit De La Ruche de Victor Eurice en 1973, ou plus près de nous, le sublime As Bestas de Rodrigo Sorogoyen en 2022. Rien de surprenant donc à saisir dans cette musique d’humeurs, une multitude d’images antagonistes et souvent en résistance les unes face aux autres. C’est d’ailleurs ce qui rend de prime abord inconfortable l’écoute de ce disque très versatile et c’est ce qui finit par le rendre passionnant. Refree s’inscrit très clairement dans une école impressionniste où, avec un minimum d’effets, il fait percevoir un spectre très large d’émotions.
Bien sûr, on pensera parfois aux regrettés Migala et plus particulièrement la période La increíble Aventura (2004) mais Refree ne cesse de nous prendre à contrepied avec des changements de ton, avec des passages plus apaisés et des moments bien plus bruitistes. Que ce soit dans des pièces instrumentales que ne renierait pas Don Van Vliet ou dans des structures plus néo-classiques, Refree signe d’une identité immédiatement remarquables chacun de ces mouvements. Il y a chez lui un perpétuel rapport à la dissonance, à une certaine forme de toxicité du son même quand il semble doux.
L’espagnol se plait à nous balader d’espace-temps en espace-temps, le présent, le passé et le futur perdent de leur sens, cette chronologie nous enlise comme dans des sables mouvants, elle nous réduit et nous grandit. Il faut entendre ce madrigal en ouverture (Lamentos De Un Rescate), trait d’union possible entre l’Ambient de Ian M Hazeldine d’Antonymes et les œuvres plus radicales de Noel Akchoté. Refree, un peu comme Jamie Stewart (Xiu Xiu) construit des lignes mélodiques d’une grande beauté qu’il s’efforce de salir et de souiller. Dans cette idée de destructuration, on pourrait tisser un lien avec le Tim Hecker de Konoyo (2018) en particulier sur La Plage.
Pour mieux appréhender ce disque complexe, il faudra l’écouter d’une traite, se laisser porter par cette lecture qui peut paraître aléatoire mais qui s’avère, à la fin, d’une grande cohérence et alors, alors seulement, cette excitation qui s’émoussait, cette passion qui fanait, reprendra-t-elle quelques couleurs.
Greg Bod