Ne lisez pas cette critique ! D’ailleurs ne lisez aucune critique, ne regardez pas la bande-annonce avant d’aller voir la Montagne, pour ne pas vous priver du bonheur de la découverte d’un film merveilleusement singulier, qui place Salvador dans le peloton de tête des cinéastes qui comptent.
L’un des plus grands bonheurs que peut nous offrir le cinéma, c’est la possibilité de partager l’expérience intime d’un autre être humain, surtout lorsque cette expérience est, ou tout du moins semble, lointaine, à la limite hors de portée. Et l’une des choses que le cinéphile averti, voire blasé, apprécie le plus, c’est d’être surpris devant un film.
La Montagne de Thomas Salvador recueille des commentaires élogieux, à la limite dithyrambiques, depuis sa sortie parce qu’il coche ces deux cases, et ce en dépit de son budget que l’on imagine limité, d’une indéniable rigueur dans sa forme, et du déficit de célébrité de son auteur/acteur. Salvador avait quand même déjà été remarqué il y a 8 ans avec son premier long-métrage, Vincent n’a pas d’écailles, étonnant film de super-héros réinventé.
La Montagne raconte l’aventure de Pierre qui abandonne, sur un coup de tête, sa vie de cadre parisien travaillant dans la robotique, pour s’enfoncer dans la haute montagne, dans le massif du Mont Blanc. Et ce qu’il va y trouver, au-delà de la paix de l’âme et de la beauté de la nature, dépassera ses attentes. Et notre imagination.
Sans aucun doute, le fait que Salvador ait choisi d’interpréter lui-même Pierre marque l’importance du sujet pour lui, et explique en partie l’intensité des émotions que le film diffuse, tout au long de ses presque deux heures.
Le basculement du film du réalisme vers la science-fiction (ou le fantastique, suivant le point de vue du spectateur) survient suffisamment tard dans le récit pour être à la fois parfaitement crédible et totalement surprenant. C’est un peu comme s’il avait fallu d’abord à Pierre réhabituer son regard, son corps et son cœur au spectacle de la beauté naturelle, pour qu’il puisse enfin « pénétrer » physiquement la montagne, et en découvrir les secrets (et peut-être la source de cet appel mystérieux qu’il a ressenti… mais c’est là une interprétation par trop rationnelle, sans doute typique d’amateurs de Science-Fiction). Il se produit en tout cas un renversement exaltant de la Montagne, alors même que nous étions totalement satisfaits – confortables ? – devant le film magnifique que nous regardions, qui s’appuie sur des images splendides de la haute montagne : il faut à ce sujet noter le travail extraordinaire réalisé par Victor Pichon, dans des conditions que l’on imagine assez dures…
Les scènes qui suivent sont d’une étrangeté et d’une beauté désarmantes, parmi les plus étonnantes vues depuis longtemps dans n’importe quel film de SF de n’importe quelle nationalité. Et prouvent une fois encore que l’imagination d’un véritable auteur peut s’imposer quelles que soient les limitations budgétaires. Il est d’ailleurs permis de faire le lien entre l’expérience hypnotique de ces images avec celles inventées par Kubrick à la fin de 2001, l’Odyssée de l’Espace, ce qui pointe à quel niveau artistique on se situe ici !
On peut en revanche regretter la toute dernière partie du film, ce retour à la réalité – certes logique -, et le trouver vaguement trivial : c’est l’amour d’une femme, Léa (sublime Louise Bourgoin, qui s’est faite trop rare au cinéma et qu’on retrouve ici avec plaisir et émotion), qui rattache Pierre au monde qu’il avait abandonné, ce qui frise le stéréotype. C’est aussi une conclusion un peu trop facilement suspendue, évitant de confronter l’expérience de Pierre au regard – et aux questions – de l’humanité « ordinaire » (au sens où elle n’a pas vécu et donc ne peut comprendre son expérience ni les marques qu’elle a laissées sur lui) : le mutisme de sa relation avec Léa paraît finalement trop commode, trop artificiel aussi pour accompagner la « résurrection » de Pierre.
Mais il s’agit là de tous petits reproches pour une œuvre aussi stupéfiante, et aussi marquante.
Eric Debarnot